La semaine
dernière, l’équipe de débat de la Bibliothèque Monique Calixte (BMC) a confirmé
sa réputation. En effet, il a remporté, le samedi 13 décembre 2014 dans les
locaux du centre culturel Pyepoudre à
Fourdon, le fameux ultime duel des champions tant attendu par la communauté des
débatteurs, contre l’équipe de Darbonne (champion régional -Sud), vainqueur
d’un premier duel contre l’équipe de Diquini (champion régional-Ouest). Les débatteurs
de notre équipe ont une fois de plus fait état de leurs talents et se sont
servis de leurs expériences pour remporter haut la main ce duel qui risquait de
mettre en péril le prestige de leur titre de champion national.
BMC, club champion au tournoi national été 2014 aux Gonaives |
Avec cette
écrasante victoire (les trois juges ont voté pour la BMC), cette équipe a donné
la confirmation de son statut de meilleure équipe de l’année. Cependant, on
aurait tort de penser que ces exploits ont été réalisés sans beaucoup
d’efforts, sacrifices et travaux assidus. Si cet article se propose de rendre
hommage à ses débatteurs et ses débatteuses pour avoir écrit cette belle page
dans l’histoire du club de la Bibliothèque Monique Calixte, elle vise aussi à attirer
l’attention des autres débatteurs et débatteuses du Programme Initiative Jeunes
de FOKAL sur la nécessité de prendre au sérieux les séances de formations dont
ils/elles ont la chance de bénéficier. Car le débat constitue une introduction
à la pensée critique et un espace d’apprentissage de la citoyenneté.
Nous
retracerons l’histoire de cette équipe, désormais considérée comme une « dream team », puis nous présenterons
séparément les débateurs la constituant, et enfin nous expliquerons les avantages
que peuvent tirer les jeunes à travers la pratique du débat.
Toute une
histoire
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Les échecs
Cette génération
de débateurs peut être appelée « génération
post-Cap ». Ils font en effet partie des jeunes recrutés-es dans le club après le camp de débat qui
s’est tenu au Cap-Haitien, en juillet 2012. Ce recrutement réalisé en septembre
de cette même année a été très important dans la mesure où il a permis au club
de pallier le vide laissé par le départ des anciens membres d’alors qui étaient
tous des universitaires. Le club a donc vu l’émergence d’un ensemble de jeunes
très motivés et déterminés à donner au club un titre de champion national. Après
avoir suivi des séances de formation sur les techniques de débat Karl Popper et
sur la recherche documentaire, joué plusieurs matchs d’essais au sein du club,
ils ont participé à un premier tournoi local (tournoi organisé avec des équipes
au sein du club) qui ont attiré notre attention sur leurs nombreuses faiblesses.
Ce tournoi
a aussi permis de découvrir les débatteurs talentueux qui représenteront le
club dans le tournoi régional organisé par la coordination en mai 2013.
L’équipe de la BMC alors composée de Nerva Noel, Berry Piverger et Joseph Pierry,
trois bons débatteurs d’après les commentaires des juges durant le tournoi,
s’est fait éliminer en demi-finale par une équipe du collège de Cote-plage qui
sera sacrée championne de ce tournoi.
L'équipe de BMC au tournoi national été 2013 à Jacmel |
La même
année se tiendra en juillet, le tournoi national dans la ville de Jacmel. Cette
fois Berry est remplacé par Wilbert Fortuné qui fera ses premières expériences
dans le débat. Il est déjà un débatteur super intéressant, maitrisant ses rôles
de deuxième affirmatif (2A) et de premier négatif (1N). Malheureusement cette
équipe quoique talentueuse sera éliminée dès la première phase du tournoi. Ces
jeunes ont néanmoins appris beaucoup de choses sur l’art d’argumenter, sur
l’esprit d’équipe et sur la maitrise de soi dans un match de débat,
apprentissage qu’ils ne manqueront pas de partager avec leurs camarades dans le
club.
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La dream team
A l’exception de Laudney
Ambroise, la dream team est issue de
la même génération. En effet, cette équipe est composée de cette dernière qui
est arrivée dans le club en octobre 2013, de Wilbert Fortuné qui a joué dans le
tournoi national à Jacmel et de Ruth-Sara Monteau qui a accompagné l’équipe à Jacmel
en juillet 2013. Cette équipe avait la particularité d’être très expérimentée
et d’avoir un degré de confiance remarquable. Ces atouts leur ont permis de
jouer ensemble trois finales pour l’année 2014, d’être donc primés trois fois
de suite et de soulever deux trophées.
En effet, après avoir été battue
en finale lors du tournoi régional-Ouest face à l’équipe de Diquini, ils ont
tous promis à leur façon de corriger leurs erreurs et de remporter le tournoi
national à Gonaïves en juillet 2014. C’est peut-être la raison pour laquelle
aucun d’entre eux n’a manifesté des signes d’inquiétude, quand ils ont perdu
leur tout premier match au tournoi national face à l’équipe de Darbonne. Au
contraire ils ont rassuré leurs coaches et renouvelé leur promesse. De fait,
ils ont gagné tous leurs autres matchs et ont été sacrés champion national pour
l’année 2014 !
Préparation d'une intervention |
Ce duel des champions était donc une occasion pour eux de prendre leur revanche sur l’équipe de Darbonne. Là encore, ils ont promis une victoire et ont réalisé leur promesse. Mais ce qu’il faut retenir par rapport à ce match, c’est l’autonomie de pensée dont nos 3 débatteurs ont fait montre. Ce résultat a été obtenu sans l’aide de leurs animateurs : ils ont eux-mêmes planifié leurs rencontres de travail et préparé tout seuls le match. Cela nous prouve combien l’activité du débat peut développer chez les jeunes non seulement le sens de responsabilité mais surtout la capacité de réfléchir par eux-mêmes, d’effectuer des recherches et de produire des idées tout à fait rationnelles.
Cependant, si la relation entre
les trois débatteurs parait harmonieuse durant les matchs et dans les autres
espaces, elle n’est pas toujours ainsi durant les heures de travail. Fortuné se
plaint toujours du caractère insouciant de ces coéquipières, alors que ces dernières
le trouvent trop agressif ; tout peut être l’occasion d’une discussion qui
ralentit le travail. De plus, Sara et Laudney, ayant fréquenté pendant
longtemps la même école, ont toujours des histoires à se raconter, ce qui ne
plait pas à Fortuné qui est toujours concentré sur son travail. Heureusement,
ils ont la capacité de dépasser ces petits conflits et de se donner à fond pour
réaliser un travail d’équipe. Par ailleurs si le public a noté l’assurance avec
laquelle ils ont abordé leurs matchs, pour mieux comprendre ce qui fait la
force de ce trio, il faut connaitre leurs qualités respectives.
Présentation
du trio
Laudney a 18 ans et vient de
terminer ses études classiques. Au club, on l’appelle « Man lolo »
pour avoir joué avec brio le rôle de Marie Laurence Jocelyne Lassègue dans un baloon-debate [exercice d’art oratoire
et d’argumentation qui consiste à se mettre dans la peau d’un personnage public
et à argumenter sur la base des contributions de ce personnage dans son environnement
pour rester en vie sur un bateau imaginé]. Elle s’est fait remarquer dès ses
premières réunions dans le club par sa participation active aux séances de
travail, par ses interventions remarquables et par sa capacité à apprendre
rapidement.
Par contre, elle a tardé à
s’imposer comme débatteuse, car elle a été approximative dans les matchs
qu’elle a joué au sein du club. Appliquant les conseils de ses coaches, ses
progrès sont mis en évidence lors du tournoi local de son club dans lequel elle
a été désignée deuxième meilleure débatteuse, son équipe ayant été finaliste du
tournoi.
Ce qui fait la force de Laudney
c’est sa vigueur et la profondeur de ses raisonnements. Dans le rôle de
première affirmative (1A) comme dans celui de première négative (1N), elle
accomplit toujours le travail nécessaire. Si on lui reproche des fois son débit
qui est trop rapide et le fait de se perdre des fois dans ses explications,
elle possède une grande maitrise de soi, une très bonne capacité de
rebondissement qui lui permet de surprendre ses adversaires lors des
contre-interrogatoires.
Elle a par ailleurs une qualité
exceptionnelle : la culture de l’autocritique. Laudney sait toujours reconnaitre
ses failles, après ses matchs, revient sur ses erreurs et en discutent afin
d’éviter de les commettre à nouveau au lieu de chercher à les justifier. Cette
attitude lui permet de s’améliorer sur chaque match. Aussi, accepte t-elle
toujours ses défaites et s’en inspirent pour progresser.
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Fortuné Wilbert, un modèle
Il est le plus jeune débatteur du
club, il a 17 ans et est en classe de Seconde. Fortuné est agressif, très sûr
de lui-même et fait des fois peu de confiance en ses coéquipiers. Si ce dernier
point est sans conteste un grand défaut, il est difficile de trancher sur les
deux premiers. En fait, Fortuné est un débatteur exceptionnel. Dès son arrivée
au club, il s’est procuré le guide pédagogique de débat de la FOKAL et s’est
comporté en autodidacte. Il a de ce fait bénéficié plus que n’importe quel autre
débatteur des formations organisées dans le club, car il s’agissait pour lui de
compléter ce qu’il avait déjà appris dans le livre.
Malheureusement à cause d’un période
d’absence dans le club, il n’a pas pu participer au premier tournoi local ni au
régional non plus. Il a par contre participé à son premier tournoi national en
été 2013 à Jacmel, dans lequel il est passé inaperçu alors qu’il était déjà un très
bon débatteur. En effet, Fortuné prend toujours au sérieux ses matchs, il
effectue beaucoup de recherches et maitrise toujours le sujet qu’il doit
débattre. En juillet dernier, deux semaines avant le tournoi à Gonaïves, il a présenté
un exposé complet et très intéressant sur le thème de réchauffement climatique,
qui était retenu pour le tournoi.
Fortuné a un esprit critique très
développé qui lui permet de réfuter assez facilement les arguments de ses
adversaires. De plus, sa riche culture
générale lui donne une certaine spontanéité, ce qui est très important
pour un débatteur. Dans son rôle de deuxième orateur (affirmatif ou négatif),
il arrive toujours à convaincre les juges avec la force de ces raisonnements et
sa capacité à mobiliser des supports soutenant ses affirmations. Il est souvent
désigné comme meilleur débatteur dans les matches. Comme ce fut le cas au tournoi
national à Gonaïves.
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Ruth-Sara Monteau,
l’incarnation du progrès
Tout comme
sa grande amie Laudney, Sara vient de terminer ses études classiques et elle a
18 ans. C’est sous l’influence de son frère qui est un ancien débatteur du club
qu’elle a décidé d’intégrer le club, manifestant dès lors son désir de devenir
une grande débatteuse. Cependant une fois membre du club, elle n’arrive pas à
s’imposer malgré ses potentialités. C’est que Sara se révèle des fois un peu
trop désinvolte et semble ne pas prendre au sérieux le débat. En 2013, elle est
choisie par ses coachs malgré ses faiblesses parmi les quatre jeunes qui vont
représenter le club au tournoi national à Jacmel. Malgré sa déception de ne pas
avoir été choisie comme débatteuse dans l’équipe, elle en a profité pour
apprendre de ses camarades et se préparer pour l’année suivante.
En mai
2014, elle a joué le tournoi local du club, mais son équipe est éliminée en
demi-finale. Vu ses progrès remarquables, elle est choisie pour représenter le
club au tournoi régional de l’Ouest le mois suivant. Sara peaufine son rôle de
troisième, elle a une grande capacité de synthèse et possède l’audace qu’il
faut pour coincer ses adversaires dans les contre-interrogatoires. Cependant,
elle a été très critiquée dans le tournoi régional tant par les juges que par
certains camarades. Certains camarades du club pensent qu’elle est le maillon
faible de l’équipe et qu’elle ne devrait pas représenter le club au tournoi
national.
Sara a gardé
quand même la confiance de ses coaches et promet de travailler son rôle. Après
son premier match au tournoi national, elle a enfin saisi le sens de la démarche
à suivre pour préparer une bonne conclusion : prendre des notes ! Elle
s’inspirera en effet du fameux conseil d’un de ses camarades dans le club :
chaque équipe a seize (16) minutes de préparation au lieu de huit (8) car il
faut aussi profiter du temps de préparation de l’équipe adverse pour se
préparer. Faire une synthèse du match, montrer la faiblesse de l’équipe
adverse, montrer la force de son cas, revenir sur les points clashs du match,
faire ressortir les enjeux et proposer une alternative.
Sara
maitrise désormais tout cela et à s’attache à les appliquer. Dans ses matchs
ultérieurs, Sara a livré des performances extraordinaires. Elle est sortie
deuxième meilleure débatteuse du tournoi national et ses discours de clôture au
débat ont impressionné tous ceux qui ont assisté à ce tournoi.
En guise de conclusion
Il est
important de signaler que ce programme de débat va au delà des tournois et des trophées.
Dans une société démocratique, les pratiques argumentatives sont très importantes
dans la mesure où elles peuvent contribuer à une opinion publique éclairée, nécessaire
pour faire émerger une démocratie participative. Normand BAILLAGEON, un essayiste
canadien, nous rappelle dans son Petit
guide d’autodéfense intellectuelle, qu’il est hautement désirable que, dans
une démocratie, les citoyennes et citoyens soient informés des questions qui les
concernent et qu’ils en jugent et en discutent en s’efforcent de tirer des inférences
valides de faits connus ou admis, autrement dit, en faisant preuve de rationalité
et de pensée critique. Et pour ce dernier, apprendre la pensée critique, c’est
apprendre à évaluer les arguments, à juger les informations et les idées qui
nous sont soumises.
Les
techniques d’argumentation sont enseignées dans les écoles américaines et
européennes, mais en Haïti le système éducatif fait complètement fi de ces
pratiques alors qu’on a une démocratie à construire. On comprend à ce moment,
tout en faisant un plaidoyer pour l’introduction d’un cours d’initiation à la
pensée critique dans les écoles haïtiennes, la nécessité d’un tel programme de
débat de FOKAL, vu l’importance des débats contradictoires dans une société. Aujourd’hui
encore, le débat contradictoire représente symboliquement le levier qui permet
l’émergence d’une solution éclairée. Il
n’y aurait pas de citoyenneté possible sans pratiques argumentatives ;
la pratique du débat et la confrontation des idées se signalent comme une
contribution pédagogique à l’expression de la démocratie, dixit Grenoble
Fortin, un essayiste français.
Pendant
plus de dix ans, des milliers de jeunes sont formés dans ce programme de débat
de FOKAL, et y puisent ce que l’école haïtienne leur refuse : le développement
de leur pensée critique ! Aussi faut-il encourager les jeunes à prendre
part à ces activités, car elles ne peuvent être que profitables pour eux. En
dehors des valeurs promues telles le respect de l’autre, l’honnêteté
intellectuelle et la tolérance, l’esprit critique s’avère un outil important
dans une société où la majorité de la population ne sait ni lire ni écrire.
Reste à savoir comment ces jeunes peuvent mobiliser cet outil pour se
rapprocher des masses populaires laissées dans l’ignorance et pour participer
eux aussi a la construction de cette démocratie tant revendiquée.
L’introduction
des débats en créole dans le programme ne serait-elle pas un pas vers la
réalisation de ce projet ?
Wedly Mozeau
Animateur du club de centre-ville (BMC)