Le Youth Forum (YF) 2015 organisé du 15 au 17 septembre dernier par le
programme Youth Exchange d’Open Society Foundations (OSF), pour la 2e
fois consécutive à Istanbul, en Turquie, a été un formidable espace de
réseautage, de partage d’expériences et de compétences pratiques et
pertinentes, de semences d’idées et de collaborations qui peuvent
potentiellement instruire des stratégies de plaidoyer sur les jeunes à l'avenir.
(Voir précédent article sur ce sujet dans Nouvel FOKAL du 9 septembre 2015)
Assemblée plénière au Youth Forum |
FOKAL, représenté par Jean-Gérard Anis, le coordonnateur de son
programme Initiatives Jeunes, accompagné de Katie-Flore Fils-Aimé, la
présidente du Groupe ECHO Haiti, association d’étudiants et de jeunes
professionnels haïtiens que la fondation soutient depuis 3 ans, ont rejoint une
cohorte de 90 participants venant de plus de 50 pays, à ce second YF annuel
d’OSF. Des experts côtoient des activistes en droits humains, des jeunes
leaders échangent avec des représentants d’ONGs et des responsables de
programmes des bureaux d’OSF en Europe, en Asie, en Afrique et en Amérique du
Sud, réfléchissant et travaillant tous à un même idéal : changer la
société avec et au bénéfice de la jeunesse.
Création de groupes de travail et échange |
L’approche de ce forum a porté cette année sur la méthodologie, plus exactement
des manières de faire plutôt que sur un thème de société ouverte, à l’intérieur
des pistes thématiques de travail suivantes: justice, santé publique et le
militantisme dans les sociétés fermées. Chaque piste thématique a examiné
comment les récits de jeunes fonctionnent dans le cadre des thèmes de société
ouverte. Les participants étaient répartis dans quatre groupes de travail
différents. Chaque participant dispose de nombreuses possibilités à la fois d’apprendre
et de partager son propre travail et ses expériences.
Sortir des chemins
traditionnels, repenser les stratégies
L’atelier sur la santé publique s’est concentré sur la réduction
des méfaits et de la politique de la drogue vue comme un problème de santé
publique pertinent et particulièrement opportun pour les jeunes. Avec l'aide de
jeunes qui travaillent sur ces questions dans le monde entier, les participants
à ce groupe ont exploré les récits dominants dans les médias et la culture
populaire, et tenté de développer et d'explorer des contre-récits prometteurs, des
actions créatives que les participants peuvent présenter devant la Session
extraordinaire de l'Assemblée générale de l'ONU sur les drogues, en avril 2016
(UNGASS).
Restitution de travail du groupe Santé publique |
Atelier de travail du groupe Hackathon |
Le groupe de travail sur la justice s’est préoccupé de ces
questions : comment nos compréhensions de la sécurité largement acceptées
ont évolué ? Comment sont-elles renforcées par les politiques et les pratiques
de la justice ? Qui en bénéficie et qui en est exclu? Les systèmes de
justice sont censés fournir et assurer la sécurité de toutes les personnes dans
une société d'une manière juste et efficace.
En réalité, nous savons que ce
n’est souvent pas le cas. Le but de cet atelier a été donc d'explorer ces
questions, mais avec un accent particulier sur l'utilisation des services de
police et d'incarcération, de la race, de la sexualité, et de la citoyenneté,
pour définir et contrôler les individus «déviants», au nom de la sécurité
publique.
Créer des espaces dans les
endroits fermés
Ce groupe de travail de 23 personnes, dans laquelle j’ai été, a exploré
ce que cela signifie de travailler sur les questions de justice sociale (créer
des espaces) là où il y a des restrictions et des menaces (sociétés fermées) liées
à la sécurité politique, juridique, sociale, religieuse ou culturelle. L’objectif
a été de trouver dans ce cadre des façons de manœuvrer au sein de ces espaces
pour faire progresser des domaines
d'importance et voir si les véhicules choisis ont été utiles pour le faire.
Atelier de travail du groupe "Making spaces in tight places" |
La société civile (ONGs, Collectif de citoyens, associations) dans des
sociétés fermées a toujours tenté de se créer des espaces pour exprimer leur
refus du statu quo ou de provoquer des changements dans leurs sociétés. Elle défie
les espaces fermés soit par l'ouverture de nouveaux dans les espaces hors ligne,
soit par l’innovation tactique (l'humour par exemple), soit par la résistance
culturelle, soit par l'apprentissage des jeunes. La résistance civile
fonctionne parce qu’elle exige le «non», tout en construisant le
"oui". Elle se base sur la formation et la diversification de
tactiques pour la résilience, et ne transige pas avec l’impératif stratégique
de la discipline non violente.
Groupe de travail sur le thème des sociétés fermées |
Mais souvent, la société civile est en butte à des défis qui limitent et
entravent l’efficacité de son action. Une activiste soudanaise intervenant dans
l’atelier a fourni les explications suivantes : les leçons ne sont
généralement pas tirées et les succès pas souvent célébrés, les processus et les
méthodes de flux de travail sont rarement documentées et transmis aux nouveaux
membres, les solutions techniques ou technologiques ne sont pas adaptées à des
contextes locaux, la mémoire historique n’est pas souvent saisie à cause d’une
forte rotation et l’entrée fréquente de nouveaux membres. Son organisation a
développé une plateforme bilingue pour l’usage stratégique des nouveaux médias,
www.sawtna.net et @sawtna.
Pour une société civile
décentralisée
Pour contourner le problème, l’intervenante soudanaise prône la
décentralisation de la société civile au-delà de la politique. Autrement dit,
devant les limitations excessives sur la société civile, elle promeut l’émergence
d'une nouvelle société civile décentralisée.
Intervention d'une activiste soudanaise |
Cette société civile décentralisée se fonde sur les caractéristiques
suivantes, en prenant l’exemple du Soudan : les mouvements résistants non
violents sont dirigés par des jeunes, comme GIRIFNA au Soudan. La société
civile est sans bureaux ou sans espaces physiques. Elle occupe de nouveaux espaces
d’opération: les universités, les lieux publics, les marchés, les quartiers. Elle
fait un large recours à l'Internet et au partage et documente ses histoires. Elle
recherche le soutien de la jeunesse de la diaspora.
Ses actions empruntent d’autres formes de contestation dont la
méthodologie porte directement sur la modification des récits et des
problématiques dominants capables d’un changement plus immédiat. Par exemple, une
campagne d'éducation des électeurs dans les rues. Les mouvements de jeunes ont
changé le récit dominant en politique en racontant des histoires de souffrance
humaine. Leurs campagnes médiatiques et numériques tournent par exemple des
détenus politiques sans visage en héros nationaux.
Discussions sur la question de comment créer des espaces ouverts |
Il peut s’agir aussi de satire
politique sur les réseaux sociaux avec de courtes vidéos sur You tube
(Soudan), des graffitis anti-corruption (Pakistan), du street art, de longues photos panoramiques de manifestations (Tadjikistan),
d’une bande dessinée pour dénoncer la dictature (Guinée équatoriale), ou encore
des conflits documentés par des journalistes citoyens. Par exemple, un
collectif de journalistes citoyens au Soudan donne à des civils touchés par la
guerre une voix, car il n’était pas permis à des journalistes étrangers de se
rendre aux monts Nouba, zones de conflit.
« Aucune philosophie, aucune
analyse, aucune aphorisme, que ce soit toujours si profonde, ne peut se
comparer en intensité, et à la richesse de sens d’une histoire bien racontée ».
Hannah Arendt
Les jeunes, des agents
critiques de changement
Néanmoins, dans les initiatives d’une société civile décentralisée, les
processus ne sont habituellement pas pris. A ce stade, la société civile doit
s’assurer de la primauté de la participation, c’est-à-dire de l’importance de
la quantité et de la qualité de la participation. Et en ce sens, la jeunesse
est souvent le moteur de la mobilisation de masse, avec des cas de réussite dans
les pays d’Afrique (Soudan, Burkina Faso, Burundi, Ouganda, République
centrafricaine), du Proche Orient (Egypte, Tunisie, Koweït), d’Asie Sud-est
(Indonésie, Inde, Malaisie, Hong Kong…), en Europe de l’Est (Ukraine, Arménie, Serbie,
Tadjikistan).
Atelier de travail sur les alternatives entre entre dominants et colonisés |
Les jeunes représentent des agents critiques de changement. Ils
sont énergiques et créatifs, constituent des vecteurs pour atteindre les
familles, recouvrent les secteurs sociaux et ont du flair pour la technologie. Selon
une militante tadjike qui s’exprimait dans le groupe de travail, la créativité
est l'une des principales méthodes et mécanismes efficaces pour le
développement démocratique de la jeunesse et de la paix partout dans le monde.
Par exemple, la société civile de son pays est arrivée à réduire les conflits et l'intolérance ethnique
parmi les jeunes dans le district frontalier d’Isfara en Tadjikistan, grâce à
l'utilisation de l'art public (graffiti, longues photos panoramiques) et à attirer
l'attention du public sur les propositions venant du regard de la jeunesse et
assurer la participation des jeunes au processus de prise de décision.
Une jeune présentant les travaux de son groupe |
Puis le groupe a conclu avec une exploration de la connectivité et
l'identification des intérêts communs via un réseautage des participants avec
pour objectifs de partager des idées, des histoires et des expériences ;
d’apprendre de nouvelles stratégies et initiatives ; d’identifier des
problèmes de pratiques ; enfin de créer un blog. Un guide pour
l’utilisation stratégique des nouveaux médias pour un changement social
pacifique est en projet.
Définir des espaces ouverts
en Haiti
La technologie et les nouveaux médias constituent aujourd’hui
d’impressionnants outils pour créer des espaces et maintenir des espaces
ouverts. Les jeunes dans beaucoup de sociétés politiquement ou socialement
fermées innovent sous la répression, grâce à la pénétration du mobile et de
l’internet, pour imposer leurs histoires, protester, mobiliser la population,
et changer in fine la société.
Les mouvements sociaux conduits par les jeunes dans beaucoup de pays
cités dans l’article empruntent ces opportunités ou ces nouveaux espaces que
sont les média sociaux et l’artsivisme (l’activisme
par l’art) pour entreprendre des actions de mobilisation ou de sensibilisation
non violentes, comme pour revendiquer, pour voter, pour soulever, pour
protester, pour résister.
Katie-Flore Fils-Aimé, du Groupe ECHO, au Youth Forum |
C’est un nouveau chantier, pour ne pas dire un nouveau challenge, pour
les mouvements de jeunes en Haiti, qui
trop souvent malheureusement engagent des bras de fer (violentes manifestations
de rue, blocage des routes avec des barricades enflammées, dégradations ou
destructions de biens, incendies de véhicules, menaces d’intimidation), avec
les forces auxquelles ils s’opposent, qui aboutissent au mieux à des victoires
à la Pyrrhus, au pire à un essoufflement ou un éclatement du mouvement.
Une partie des participants du Youth Forum |
Exiger le non, sans
construire le oui est la principale
faiblesse des campagnes ou des mobilisations de jeunes en Haiti. Des espaces
ouverts, diversifiés et novateurs ne sont pas créés pour assurer l’efficacité
de leurs actions. Cela vaut autant pour la société civile haïtienne. Elle a
trop tendance à s’enfermer, sans le savoir peut-être, dans des modes et
stratégies d’intervention rigides et prévisibles qui ne suffisent plus à
mobiliser la population ni à infléchir durablement le cours des choses.
Jean-Gérard Anis
Coordonnateur du Programme Initiative Jeunes
FOKAL