7 Février 1986 : Révolte ou Révolution ?
Depuis bien des années, la question est soulevée et très peu d’ouvrages d’histoire contemporaine apportent un élément de réponse. Si la chute des Duvalier est retenue comme un tournant décisif dans la vie du peuple haïtien, comment peut-on la qualifier : une révolte ou une révolution ? Les événements de 1986 ayant abouti au renversement du régime des Duvalier portent-ils les caractéristiques d’une révolte du peuple indigné et fatigué de la dictature, ou celles d’une révolution engageant le peuple sur une nouvelle voie ?
7 Février 1986 : Révolte ou Révolution ? Telle est la question autour de laquelle les jeunes du Club Vague du Futur du Cap-Haïtien ont conduit de profondes réflexions ce samedi 19 Février 2011, à l’occasion de leur rencontre hebdomadaire. Plus d’une cinquantaine de jeunes garçons et filles ont participé à cette activité de réflexion dont l’objectif primordial consistait à leur porter à découvrir la nature et les retombées des faits ayant débouché sur l’effondrement du régime duvaliériste.
Enthousiastes et enjoués, ces jeunes ont été invités de prime abord à s’exprimer et à réagir lors d’un brainstorming sur des concepts qui depuis les événements de 1986 ont refait surface en alimentant les grands débats quant à l’avenir du peuple haïtien. Le remue-méninge des jeunes a été essentiellement articulé autour des thématiques subséquentes : État, démocratie, dictature, révolte, révolution, autoritarisme, totalitarisme, droits fondamentaux.
En conduisant ce brainstorming, j’ai été particulièrement impressionné par l’étonnante précision des approches et des définitions apportées par les jeunes qui, pour la plupart, sont en classe de troisième secondaire. J’estime nécessaire de consigner quelques unes des définitions proposées par les jeunes.
La synthèse des idées recueillies sur le vif au cours du brainstorming présente un condensé des propos tenus par les jeunes. Ils sont nombreux à soutenir que l’Etat, c’est l’entité politique ou les organes du pouvoir conduisant la destinée d’un pays. D’autres ont avancé qu’il serait plutôt une société organisée, un ensemble d’individus, vivant sur un territoire, ayant une devise, une monnaie, un drapeau et un gouvernement.
A propos de la démocratie, une jeune fille a expliqué que la démocratie consiste à être esclave de la loi, alors que d’autres ont rappelé la célèbre définition de Lincoln : « La démocratie c’est tout par et pour le peuple et avec le peuple ». Une catégorie de jeunes a souligné fortement que la démocratie repose sur le respect de la liberté d’expression et d’opinion, et qu’elle constitue un système de tolérance.
C’est d’une voix unanime qu’ils ont reconnu que la révolution suppose des transformations rapides et radicales dans l’ordre des choses et l’instauration d’un nouvel ordre. Par ailleurs, certains ont souligné que la révolte est l’expression de l’indignation et de la réprobation du peuple face à une situation donnée. D’autres ont fait remarquer que la révolte correspond aux revendications armées ou pacifiques d’un peuple ne croyant plus au résultat du dialogue.
Quant à la dictature, un grand nombre de jeunes affirme qu’elle représente un pouvoir absolu et personnel ; qu’elle se manifeste par la violation systématique des droits fondamentaux d’un peuple. A la question : que sont les droits fondamentaux dont il s’agit? Ils ont répondu qu’il s’agit des droits acquis dès la naissance, inhérents à la personne humaine, indispensables à vie de chacun.
Enfin, une jeune fille a emporté la conviction de tous les autres lorsqu’elle explique que l’autoritarisme est proche de la dictature. Selon elle, l’autoritarisme peut se définir comme un système politique ne prenant pas en compte les droits fondamentaux et, par conséquent il est aussi une autre façon de désigner le totalitarisme.
Dans la foulée, bien avant de former les ateliers de réflexion sur la question préalablement posée, j’ai pris soin d’effectuer une mise au point sur de légères nuances que présentent certaines expressions qu’ils ont utilisées. Par exemple, la différence entre la liberté d’expression et la liberté d’opinion, les régimes monarchiques et les régimes totalitaires, etc.
Tout de suite après, six ateliers se sont formés en s’attribuant des noms respectifs, et se sont dispersés pour aller réfléchir durant dix minutes sur la question. A leur retour en assemblée plénière, chaque atelier s’est fait représenter par un porte-parole. En voici, le compte-rendu des réflexions respectives des ateliers.
Les as du futur. La porte-parole de cet atelier explique :
« Le 7 Février 1986 marque le départ de Jean-Claude Duvalier suite au soulèvement de la masse populaire contre le régime. Cet événement historique : une révolte ou une révolution ? On sait que la révolte c’est la manifestation d’un groupe opposé à quelque chose de désagréable, et que la révolution est un changement brusque, radical au sein d’une société.
En considérant ces deux définitions, nous optons pour la révolte parce que les changements n’ont pas été profonds et radicaux. Aujourd’hui encore, la population est toujours en attente de la satisfaction des demandes et de la résolution des problèmes posés depuis 1986. Suite à cette réflexion, nous disons que c’était une révolte mais non une révolution. »
Les savants. Voici les propos de la rapporteuse de cet atelier. Éloquente, parlant d’une voix claire et chaleureuse, et de façon méthodique, elle explique :
« D’après nos réflexions, nous pensons que la révolte désigne un ensemble de revendications populaires à caractère pacifique ou violent, tandis que la révolution correspond à une revendication armée visant des transformations profondes, des changements dans la société et dans le gouvernement.
Alors, 7 Février 1986 c’est pour nous une révolution, car :
1- Elle était armée, accompagnée de vols, de pillage et de violences ;
2- Elle favorisait l’arrivée d’une nouvelle ère ;
3- Depuis la chute des Duvalier, l’ère démocratique débute en Haïti. Le peuple peut enfin s’exprimer librement et une nouvelle Constitution a été promulguée ;
4- C’était une révolution car toute révolution vise à un changement de régime. »
Les studieux. Le rapporteur de cet atelier a brièvement affirmé :
« Contraint par les pressions populaires, abandonné par les supporteurs internationaux, Jean-Claude Duvalier s’en est allé le 7 Février 1986, après avoir mis en place un Conseil de Gouvernement.
Nous avançons que c’était un mouvement révolutionnaire, parce que :
1- Le régime totalitaire de Duvalier a été contraint de partir ;
2- Des changements profonds et radicaux se sont opérés au sein de la population haïtienne ;
3- La violation des droits humains s’est arrêtée. »
Phare. Les propos de cet atelier se résument ainsi :
« Les événements qui se sont déroulés le 7 Février 1986 ne permettent pas de dire qu’il y avait une révolution, mais c’était les mécontentements du peuple qui aspirait à des jours meilleurs où il fait bon vivre. »
Les astres. Le porte-parole des astres a soutenu avec conviction :
« C’était une révolte. Il n’y avait aucune organisation, aucun leader, c’était juste une réaction émotionnelle. C’était brusque et spontané. Ca ne saurait être une révolution, car pour qu’il y ait une révolution, il faut qu’il y ait des changements radicaux et le renversement des structures en place. S’il est vrai que le régime duvaliériste a été renversé, il y a eu tout de même après avec Jean Bertrand Aristide d’autres actes rappelant la dictature. Ce qui prouve qu’il n’y a pas eu de changements radicaux. 7 Février 1986 est plutôt une révolte qu’une révolution. »
Les garçons intelligents. Le rapporteur de cet atelier s’est exprimé avec calme et d’une voix posée pour soutenir :
« 7 Février 1986 : y avait-il une révolte ou une révolution ? La révolte c’est le fait de s’opposer à ce qu’on ne veut pas. La révolution c’est le fait de s’opposer à une oppression et de la remplacer par une organisation meilleure.
Le 7 Février 1986, il y eut une révolte car la masse populaire se soulevait contre le régime dictatorial des Duvalier mais elle n’avait pas anticipé le remplacement de ce régime.
Enfin, la date qui a marqué le départ du régime duvaliériste était une révolte mais non une révolution parce qu’elle ne présentait pas les caractéristiques d’une révolution. »
Tout compte fait, je leur ai rappelé qu’une révolution peut être générale ou touchant certains domaines spécifiques. L’on peut parler de révolution politique, de révolution sociale, de révolution industrielle, de révolution culturelle, etc. J’ai également souligné à leur attention que la révolution est généralement la résultante d’une série de révoltes ayant atteint un seuil irréversible. Fort souvent, les mouvements de révolte caractérisés par des grèves paralysantes, des manifestations de rue, constituent les antécédents de la révolution.
La rencontre s’est terminée sur une note de satisfaction générale. Et même après avoir laissé la salle, le débat s’est soulevé entre certains membres appartenant à des ateliers ayant des points de vue opposés sur la question. Les jeunes ont affiché un air de joie sincère. Et ils ont sollicité à ce qu’un débat se tienne à la plus prochaine séance sur cette résolution.
Jasmin D. Bellay
Animateur du club VDF Cap-Haïtien