Pour la première fois, depuis 19 ans que
le programme de débat de FOKAL existe, la fondation a introduit le débat formel
en créole dans ses activités pour les jeunes. Au lieu de l’expérimenter dans un débat
de démonstration comme c’était initialement prévu, la fondation a préféré
sauter cette étape initiatique pour l’introduire d’emblée cette année dans 2 tournois régionaux de débat consécutifs.
Le premier, celui du grand Sud (1), a eu
lieu à Léogane en avril dernier, et a opposé six clubs (Jérémie Jacmel,
Cayes, Camp-Perrin, Darbonne et Fond parisien); dans le second, celui de
l’Ouest (2) organisé le 6 mai, six clubs du département de l’ouest (Cote-Plage,
Diquini, Martissant, BMC, Christ-Roi et Santo) avec le Cap-Haïtien et Gros
Morne se sont affrontés. Les 2 compétitions ont impliqué 42 débatteurs, 15
coaches accompagnateurs et 17 juges indépendants qui ont été formés en mars par
FOKAL.
Durant ces 2 compétitions, la fondation en
a profité pour effectuer aussi une enquête d’opinion auprès des 74 participants.
L’objectif de l’enquête a été de recueillir à chaud leur avis sur leur expérience
du débat en créole afin de tirer les leçons de l’initiative pour les suites
nécessaires - poursuivre
ou non l’expérience, améliorer les règlements du débat en créole, faire des
recommandations aux 28 animateurs du programme pour renforcer les acquis des
débatteurs dans ce modèle de débat.
La méthodologie de l’enquête
Avant la finale de chacun des 2 tournois
régionaux, les participants ont répondu à un questionnaire. Les réponses sont
anonymes, mais il a été demandé aux sondés de donner leur statut dans les 2
tournois (débatteur, coach animateur ou juge indépendant), afin de recueillir in fine des perspectives de réponses
distinctes de ces 3 catégories de participants.
Le formulaire contient huit questions formulées à la fois en créole et en
français, dont 4 questions directes (avec demande de justification) et 4
questions de précision. Ces questions mesurent le degré de satisfaction des
participants par rapport à leur expérience du débat en créole. Nous avons fait
le choix de délivrer dans ce rapport d’enquête les réponses les plus
récurrentes des sondés.
Les réponses de 40 débatteurs, de 16 juges indépendants et de 9 coaches (les 15 coaches sondés ont été des juges et 5 d’entre eux l’ont été dans les 2 tournois) ont été collectées, soit un total de 65 questionnaires remplis.
Bien que les 3 catégories de sondés aient répondu aux mêmes questions, la
perspective change selon qu’elles émanent des juges, des animateurs ou des
débatteurs. Si les points de vue des juges et des animateurs ont été différents
de ceux des débatteurs, les réponses de ces derniers ont été surprenantes de
sincérité.
Les écueils du débat en créole
Pouvez-vous nommer quelques difficultés
que vous avez rencontrées dans les débats en créole ?
Sans surprise, chaque catégorie de
participants a évoqué différemment des difficultés rencontrées au cours de
l’expérience, les débatteurs étant très prolifiques sur ce point. Les 3
écueils les plus significatifs pour ces derniers ont été de mener des
recherches documentaires dans leur langue maternelle, de traduire leurs sources
françaises en créole, de définir des termes techniques ou de concepts.
Dans le premier cas, trouver des documents
à caractère scientifique en créole pour supporter leurs arguments a été une
gageure selon eux, tant la documentation sur le thème des 2 tournois de débat a
été limitée ou pauvre. Il y a eu
manifestement un manque de documents de réflexion critique en créole sur le web.
Ils ont dû donc faire usage de supports en créole peu fiables, mais davantage de
sources en français.
Cela les a conduits donc à traduire les
informations tirées de sources françaises en créole avec toutes les
conséquences que cela comporte : décalage ou altérations de sens,
approximations malheureuses ou interprétations erronées, confusion ou
incompréhension des informations. Dans ces conditions, utiliser un support traduit
était devenu risqué car ils s’exposaient dès lors à l’incompréhension de leurs
adversaires et des juges.
Enfin, définir un mot en créole a été pour
eux un supplice. Les limites de leur vocabulaire technique ou authentique du
créole les poussent à utiliser fréquemment, surtout quand ils ne trouvent pas
un équivalent créole du mot français, le terme passe-partout « bagay », vide de sens ou charriant
trop de sens, c’est selon. A ce moment, ils ont l’impression que leurs
adversaires disent n’importe quoi.
Par contre, pour les juges, la plus grande
difficulté a été de prendre des notes en créole soit parce qu’ils sont peu
familiers à écrire dans leur langue maternelle (un comble !) soit que les
débatteurs ont parlé trop et trop vite. Les citations maladroites dues à
traduction du français au créole des informations trouvées, le manque de
précision dans les propos des débatteurs ont rendu confuse la position des
équipes, entraînant pour les juges une difficulté à décider du vainqueur avec
clairvoyance.
Les coaches ont éprouvé aussi des
difficultés semblables que les 2 premiers (traduction en créole des
informations des sources françaises citées d’un coté, et prise de notes en
créole de l’autre), vu qu’ils ont été en même temps juges (ils arbitrent des
matches) et partie (ils encadrent des débatteurs). Ils reconnaissent aussi
avoir eu du mal à trouver les mots justes pour exprimer leur vues lors des
commentaires après match, et qu’ils ont besoin d’effectuer davantage de travail
avec leurs protégés.
Débattre en créole, un acte démocratique
Etes-vous satisfait de l’initiative du
débat en créole ? Pouvez-vous nommer des points de satisfaction du débat
en créole ?
Selon les réponses recueillies, le débat en créole est globalement un
véritable succès. 49 des 65 sondés, soit plus de 75%, ont répondu être
satisfaits. Si les juges et les coaches ont unanimement plébiscité
l’expérience, cependant une majorité moindre de débatteurs (23 sur 40 soit
57.5%) en ont été contentés. Mais, aucun ne l’a réprouvé.
Les jeunes ont particulièrement apprécié
d’avoir été plus à l’aise pour débattre dans leur langue maternelle, que le
créole soit hissé au même rang que le français dans le débat scientifique et
donc valorisé, qu’ils n’éprouvent plus de complexe les uns envers les autres
(ceux qui s’expriment très bien en français contre ceux qui le sont moins).
Bref, ils ont aimé l’ambiance générale avec des débatteurs plus enjoués. L’un d’eux
va jusqu’à répondre que « debat an
kreyòl se yon zak demokratik ».
Les coaches ont salué l’effort des débatteurs
pour utiliser un créole authentique,
sans être francisé, pour construire un discours fort et structuré en créole,
pour user de proverbes appropriés, issus de notre mémoire collective, pour
illustrer parfois une idée. Ils ont également salué l’esprit d’engagement et de
respect mutuel des jeunes libérés de tout complexe linguistique.
Les juges ont été largement satisfaits des
équipes débattant sans être tétanisées par la langue, de l’envolée de bons
slogans de la culture populaire, des explications plus nourries des arguments
des débatteurs, du niveau de compréhension du débat avec une meilleure
cohérence des discours, des débatteurs plus convaincants qui s’affirment plus,
enfin du fait que le format du débat Karl Popper soit scrupuleusement respecté.
Les surprises de l’expérience
Quels
enseignements avez-vous tiré de l’expérience ?
L’expérience a donné des résultats
surprenants. Les débatteurs constatent que pratiquer le créole dans les milieux
intellectuels permettent de mieux le maîtriser ; ils reconnaissent que
dans un débat, c’est l’idée qui compte, pas la langue ; ils découvrent que
le créole est le meilleur outil de communication pour défendre ses idées en
Haïti ; ils observent que le créole peut s’utiliser comme langue de
production intellectuelle ; ils remarquent enfin que le potentiel de leurs
pairs se dévoile davantage.
Chez les animateurs, les enseignements
tirés sont que la communication devient plus facile entre les débatteurs, car
ils expliquent plus rapidement et plus aisément leurs arguments, que la langue
peut être une barrière pour exprimer correctement ses idées, que le créole a
besoin d’un registre soutenu.
Ce qui prévaut comme leçons apprises par
les juges, c’est que le débat en créole met les débatteurs plus à l’aise pour mieux
défendre leur position, permet de révéler le vrai caractère des débatteurs, génère
chez eux moins de stress. Toutefois, ils trouvent que débattre en créole n’est
pas si facile à cause d’une documentation très limitée des débatteurs.
Le débat en créole ne fait plus débat
Aimeriez-vous renouveler cette
expérience ? Dites pourquoi.
Une très forte majorité aimerait la
renouveler (56 sur 65, soit 86% des sondés), les coaches et les juges à
l’unanimité, les débatteurs, eux, à hauteur de 75%. Mais les raisons évoquées
sont diverses.
Les débatteurs citent le plus souvent
l’envie d’être plus performants en s’améliorant au fil des débats dans ce
modèle, la volonté de savoir davantage sur le créole sous d’autres aspects et
dans un autre registre, ou tout simplement le fait que ce soit une expérience
agréable en soi. L’un d’eux a constaté que l’usage du créole dans le débat a
élevé le niveau de réflexion des jeunes.
Les coaches y voient une opportunité pour
promouvoir et valoriser le créole comme langue de débat scientifique, une
manière de fédérer plus de jeunes au programme de débat, un indicateur pour
évaluer le véritable potentiel des débatteurs, et enfin une sorte désinhibiteur
qui viendrait libérer les jeunes des complexes et préjugés pesant sur
l’utilisation du créole comme langue d’apprentissage.
Selon les juges indépendants, une seule
expérience ne suffit évidemment pas. La renouveler offrira l’occasion de voir
l’évolution des débats après cette première, et de renforcer les capacités des
jeunes à débattre dans leur langue maternelle. Ceci permettra également de
mieux connaitre la force réelle des équipes, et la richesse du créole dans
l’épreuve du débat scientifique.
Le match d’équilibre entre le créole et le français
Aimeriez-vous
que FOKAL organise tous ces tournois de débat en créole ?
46 sur 65 sollicités, soit 70.77%, ont
répondu NON. Les débatteurs partisans du non s’opposent à cette éventualité car
ils disent être engagés dans un processus d’apprentissage d’une langue semi-étrangère (le français), qu’il
serait malencontreux d’enrayer. De ce fait, ils privilégient l’usage en
alternance des 2 langues, soit dans les tournois officiels soit dans un même
tournoi, sans pour autant tolérer l’utilisation simultanée des 2 langues dans
un même débat.
Là encore, le consensus entre les 3
catégories de sondés pour l’alternance s’est fait autour de 3 principaux motifs :
1) éviter une discrimination linguistique à rebours en privilégiant le créole
sur le français ; 2) avoir le souci que les jeunes aient une maîtrise
équilibrée du créole et du français pour développer leurs aptitudes au débat
dans les 2 idiomes ; 3) enfin se garder d’entraver l’effort éducatif en
français des jeunes qui leur offre d’énormes perspectives de connaissances.
Match nul donc. La résilience du français
ne souffre pas du militantisme légitime de certains acteurs et des
bénéficiaires du Programme Initiative Jeunes de FOKAL pour introduire le créole
dans le débat formel dans son programme.
Le débat en
créole ou le retour du refoulé
Pensez-vous que les règles proposées pour
le débat en créole sont suffisantes ? Que recommandez-vous à FOKAL pour
améliorer le règlement du débat en créole?
Si la majorité des sondés (38 sur 65 soit
57%) estiment les règles suffisantes, pourtant 60% des coaches les ont jugés
insuffisants. On peut les comprendre, puisqu’ils sont en première ligne pour
l’expérimentation du débat en créole. Ils reviennent à eux d’encadrer
valablement les débatteurs pour la réussite de l’initiative.
Plusieurs recommandations ont été faites
pour améliorer le règlement (3). Elles vont des plus techniques, comme accepter
les citations et les supports que les débatteurs utilisent, dans leur langue
d’origine, traduire les mots et les notions techniques du débat en créole pour
éviter les transpositions hasardeuses ou erronées, aux plus générales comme
introduire des règles de discipline pour le contre-interrogatoire qui vire
parfois au dialogue de sourds, fournir aux clubs des dictionnaires bilingues
français/créole.
L’un des animateurs a même suggéré
d’élaborer un guide de débat entièrement en créole, et un juge indépendant a
soumis l’idée que FOKAL travaille avec l’Académie haïtienne de créole, créée en
2014 par décret présidentiel, pour formaliser et fixer le registre créole à
utiliser dans le débat formel.
Conclusion
FOKAL juge désormais nécessaire
d’introduire aussi le débat en créole dans les tournois qu’elle organise sur le
territoire, et dans ceux organisés directement par les clubs de son réseau.
D’ailleurs, pour la première fois, le prochain tournoi national de débat, qui a
lieu cet été à Jérémie, se fera en partie en créole et en français avec des
matches joués en alternance dans les 2 langues.
Cette première expérience permet d’en
finir avec le tabou de débattre en créole dans le programme de débat de FOKAL,
grâce à l’insistance récurrente des débatteurs qui la réclamaient, de relever
un défi que la perspective de débattre en créole provoquait un certain remous parmi
les animateurs des clubs, et de vaincre les réticences des animateurs qui s’y
étaient opposés (4).
Il nous reste maintenant à FOKAL à
traduire les attentes et les recommandations des sondés de l’expérience en
actions nous permettant d’ancrer durablement, ou mieux, définitivement le débat
en créole comme outil d’apprentissage de connaissances, de la tolérance et de
la démocratie.
Jean-Gérard Anis
Coordonnateur du Programme initiative
Jeunes
FOKAL - Open Society Foundations Haiti
NOTES : Cliquez sur ces liens ci-dessous pour lire les
articles correspondants
(4) http://vaguedufutur.blogspot.com/2014/10/debattre-en-creole-un-nouveau-pari-pour.html
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire