Par Jean–Marie Hardy PIERRE
R.I.P.
Nous avons le plaisir de
partager avec vous un dernier texte que Jean-Marie Pierre a produit, en mai
dernier, pendant le confinement. Il s’était très longuement entretenu au
téléphone avec le coordonnateur de notre programme national de débat,
Jean-Gérard Anis, échangeant avec lui sur les problèmes l’éducation en Haïti,
ses préoccupations pour la jeunesse haïtienne, nos turpitudes politiques qui le
désolaient, bien entendu sur le programme de débat dans lequel il s’est
profondément investi, et sur cet article sur les enjeux de l’épidémie
coronavirus qu’il était en train d’écrire.
Jean Ma avait souhaité que son texte soit publié dans le blog du Programme Initiative Jeunes (PIJ). Il a confié à Anis, avec sa pirouette langagière habituelle, que le confinement l’arrangeait bien, malgré sa maladie qui l’épuisait beaucoup, car il avait enfin du temps pour écrire. Malheureusement, son texte, bien que complet dans sa composition, est inachevé car il voulait poursuivre cette réflexion engagée. Il voulait que le texte soit publié dans le blog du PIJ quand il le finirait, afin que les jeunes de notre réseau de clubs puissent trouver matière à réflexion pour préparer leurs débats. Il n’a pas eu le temps de le finir…
Le moment est venu pour honorer son souhait, en publiant son texte aujourd’hui dans Nouvel FOKAL, le blog et la page FB du PIJ.
Le coronavirus renouvellera les débats sur notre société épidémique, (vache folle, pollutions industrielles et agricoles, nuage de Tchernobyl, organismes génétiquement modifiés, nitrates, pesticides, déchets toxiques) sur la production industrielle qui se fait contre la nature humaine, contre l’environnement.
Ici, les réflexions s’arrêteront à l’attitude,
au comportement d’une grande partie de la population face à ce phénomène, du
déni de la réalité du virus jusqu'à la stigmatisation des personnes atteintes. Sans faire mettre sur le banc d’accusation la
presse, les acteurs de la société civile, les leaders politiques et
religieux, les artistes, le
texte tente d’expliquer, pourquoi le message ne passe pas en utilisant certains
enjeux, bien familiers aux débatteurs des clubs de débats de FOKAL.
Pour le parti pris du texte, douze
enjeux seront couplés par antiphrase, par rapport à la bataille de sensibilisation
contre le coronavirus et l’application des mesures/barrières qui coincent aux
carrefours de l’incrédulité. Le texte fera l’effet de paragraphes/tiroirs sans transition,
la construction composite laisse au débatteur tout liberté de le reconstruire.
Le coronavirus et les enjeux :
1.
culturel et symbolique
2.
économique et moral
3.
éducatif et social
4.
environnemental et de bien-être
5.
judiciaire et de
sécurité nationale
6.
politique et du droit et des libertés
1.-Le
culturel et le symbolique
Le culturel, ici, revoie à l’identité collective.
Ce sont des réponses collectives, fruit d’une sagesse pratique, transmises par
la tradition. Elles garantissent la vie, la survie des populations. Ces valeurs
ne sont pas éternelles, elles sont dynamiques. Des conditions d’existence
peuvent les détruire, détruire les liens communautaires. C’est le repli sur
soi. Les messages des tambours ne font plus danser, le public ne répond plus.
Limailles de fer sans aimant, il n’adhère plus au projet national. Réponse d’autant plus difficile que les symboles
ne tiennent plus. La communauté haïtienne ne s’entend sur l’interprétation et le sens des phénomènes.
On peut être en état de commotion dans sa propre culture, quand des pratiques
insolites torpillent les représentations de la réalité. L’imaginaire collectif s’évanouit. Le coronavirus
révèle que le culturel, l’identité collective, le symbolique n’a pas servi à la
cohésion nationale donc à la communication, à la prise de responsabilité citoyenne.
2.-L’économique
et le moral
La question n’est pas nouvelle : de
l’esclave bien meuble à la production industrielle contre la nature et
l’environnement, du profit maximum au salaire indécent de l’ouvrier, toute
l’éthique du travail est balayée. A ce niveau, on sait que tout doit être revu,
réinventé : du coût des matières premières, de l’intérêt du capital. Du
salaire des ouvriers, des dividendes du patron.
Dans le décor, aussi, les services de la
marchande qui offre ses fruits, de la cuisinière, sans masque. Toute la gamme des petits boulots de celles
et de ceux qui doivent continuer à bosser pour ne pas crever. C’est la logique
du pain quotidien. Au nom d’elle, nous envoyons nos mères, nos pères au
suicide. La société semble dire qu’on
n’a pas le choix, c’est la vie, c’est le
destin, on n’y peut rien. Par acquis de conscience on reprend, en raisonnant
par l’absurde, que la nourriture nous coûterait trop cher si ces restavèk, ces damnés de la terre
n’existaient pas. On est dans la déchirure.
Ici, aussi, toute l’éthique de l‘assistance, de la bienveillance, de la
solidarité devait charpenter nos communications, nos actions pour juguler et
l’extrême pauvreté et l’extrême richesse.
3.-L’éducatif
et le social
L’éducatif renvoie, ici, à l’effort de
construction du citoyen que la nation veut savoir informé, libre et autonome.
Cette formation facilite le social, c’est-à-dire la qualité des relations entre
les citoyens. Eduquer c’est dialoguer chaque jour, poser, comprendre les problèmes,
proposer des réponses, décider et agir pour une société de qualité. Point n’est
besoin d’une démonstration pour illustrer la faillite des agents d’éducation.
De la dislocation de la famille, de l’échec du système éducatif, des limites
des médias et des agents du temps libre, des loisirs. L’école, par exemple, ne
peut se contenter de la simple initiation culturelle, scientifique, de
l’enseignement de quelques règles de bienséances pour gagner la bataille de
l’émancipation. Elle suppose de la rigueur pour amener à plus de science, et de
conscience. L’école haïtienne ne favorise pas le lien entre l’éducatif et le
social. En ces temps, enseignants et apprenants devraient être en première
ligne. Livrés à eux-mêmes, dans des écoles disparates, ils n’ont pas été
préparés pour accomplir des actions citoyennes pour participer à l’effort de
sensibilisation.
4.-
L’environnemental et le bien-être
Les animaux comme les humains sont
déplacés de leur environnement respectif. Les bidonvilles, le littoral assassiné,
nos mornes érodés. Le sentiment de la nature a disparu et, avec, le sens du bien-être, de la santé et du
bonheur public. On ne conjugue plus la nécessite
de protéger la nature pour le bien-être
de l’humanité. Le changement climatique ne soulève pas les consciences. La mer
avec des tonnes de matières plastiques n’est pas associée à la qualité de notre
système immunitaire. Nous accélérons, par notre mode de vie, les risques épidémiques.
Le coronavirus n’est pas une parenthèse, il risque de devenir endémique. Il
faut communiquer cette peur ; cette peur, si elle était construite, loin
d’inhiber la population, la rendrait plus réceptive aux gestes utiles pour protéger
la planète et le bien-être, aux gestes barrières et de distance sécuritaire,
pour contrer le virus.
5.-Le
judiciaire et la sécurité nationale
Dans toute société des exigences, des interdictions
sont fixées par des règles. Les personnes qui les enfreignent sont souvent
claquemurées pour la protection des citoyens, pour la sécurité nationale. S’il
est judicieux de libérer ceux qui ont commis des délits bénins, on doit garder
les assassins en prison sans les exposer à la contamination, garantir leurs
droits à la vie, qu’ils vivent sans danger dans leur confinement carcéral. Le
judiciaire est pris dans le dilemme d’assurer la sécurité publique et de
respecter le droit des assassins. En ces temps d’exception, l’exécutif peut
mettre en avant les enjeux de sécurité nationale pour torpiller la
hiérarchie des normes et restreindre les pouvoirs des magistrats. Les
procédures traditionnelles devraient être revues. Nos législateurs devraient
des sanctions sans exécution immédiate…. Revoir les minutes des greffiers… Il
faut réinventer, aujourd’hui, le mot du droit sur le judiciaire, la sécurité
nationale, la défense nationale et la protection des citoyens. Le fouillis juridique
ne peut que fragiliser le système judiciaire et augmenter le sentiment
d’insécurité.
6.-
Le politique et les droits et libertés
Le politique, pour faire simple, renvoie
à l’exercice du pouvoir, à la puissance publique au nom de l’intérêt général. On
l’étendra à l’autorité de l’Etat qui détient le monopole de la violence
légitime. Toutefois, cette puissance
doit composer avec la liberté individuelle, tous les champs des droits et libertés.
La mayonnaise est difficile, la combinaison autorité de l’Etat et liberté
individuelle, partout, n’est jamais facile. En Haïti, souvent elle aboutit à
des précipités caillebottés, à un mélange détonant, une sorte de bombe atomique
qui laisse des nuages radioactifs dans le ciel politique. Les gouvernements ne
s’exercent pas à fournir des services publics efficients (éducation, santé
entre autres) dans le sens des intérêts, des droits et libertés du citoyen. Ils
perdent, du coup, leur légitimité, leur autorité, leur crédibilité.
La société civile, de son côté, au nom
des droits et libertés, tarde à construire toute l’ingénierie pour contrôler ceux
qui gouvernent en son nom. Les associations, organisations, à tort ou à raison,
ne sont pas suffisamment calibrées pour défendre leurs droits. De plus, l’articulation
du rôle de l’Etat et des partenaires sociaux et économiques (pour construire
une politique pour l’emploi, pour l’insertion des jeunes, pour la question du
genre, pour l’intégration des personnes en situation de handicap) souffre de
limitation fonctionnelle. L’art de la négociation n’est maitrisé ni du côté des
gouvernants ni de celui des gouvernés. Les négociations collectives, par exemple,
aboutissent à des situations insurrectionnelles. Le mal-être est total. Du
coup, le civisme, l’ensemble des devoirs du citoyen, la citoyenneté, l’ensemble
de ses droits et libertés, la civilité, les bienséances, la politesse sont
minés.
Je me suis fait peur en écrivant cet
article qui, à l’aune des douze enjeux, montre que la nation, si elle existe,
n’est pas réelle. Peur de cette peur, pour reprendre le concept du philosophe
allemand Hans Jonas, qui nous oblige à agir, à une responsabilité active, à
trouver la force de regarder demain, dirait Césaire. L’énergie pour contrer
cette communauté babélique, pour retrouver la communication, le dialogue, le
débat.
Mai 2020
Gaucher Marcel, La démocratie
contre elle-même
Juan Salvador la societe
inhumaine, Mal vivre dans le bien-être
Arendt Hannah La crise de la
culture –la condition de l’homme moderne
PNUE Programme des Nations Unies
sur l’Environnement (1999), L’avenir de l’environnement mondial
Smith Adam Enquête sur la nature
et les causes de la richesse des nations
Jonas Hans le principe de responsabilité,
une éthique pour la civilisation technologique
Beck Ulrich, la société du risque
Nora Wintour, Etude sur les
tendances en matière syndicale et de négociation collective à la demande de
L’internationale de L’éducation.
Recommandation OIT/UNESCO
concernant le personnel enseignant
FOKAL Paroles de Jeunes - débats guide pédagogique-; la fonction du juge,
-la définition du débat
CNEH, Les actes du Xe congres de
La CNEH (2017) : Une école pour la république, la démocratie et la
citoyenneté
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