Je remercie Harold Gaspard, président de ICOM-HAITI, d’avoir organisé en collaboration avec l’UNESCO, cet atelier sur la gestion des risques de catastrophes pour le patrimoine culturel et de m’avoir invitée à me joindre à vous ce matin.
L’initiative est importante, mais elle force en même temps nos réflexions. Car pour protéger notre patrimoine, faut-il bien que nous ayons conscience de son importance et de sa richesse. Et cela nous renvoie également à l’histoire, à la connaissance que nous en avons, à l’importance réelle que nous lui accordons, et aux faits et gestes que nous voulons garder en mémoire et qui contribuent à forger notre identité individuelle et collective.
Quelques exemples d’expériences vécues dans un temps pas trop lointain illustrent mon propos. En 2001, la Société haïtienne d’histoire, de géographie et de géologie (la plus ancienne de la région), FOKAL, l’Ecole normale supérieure, et d’autres institutions avaient pris la décision de commémorer le bicentenaire de l’action politique de Toussaint Louverture, qui devait culminer, le 7 avril 2003, par une visite au fort de Joux, la sinistre forteresse où mourut de tristesse et de froid notre héros national, le Précurseur, celui qui ouvrait les barrières. En dehors des conférences, débats, publications qui ont marqué cette commemoration en été 2002, nous décidâmes de faire un pèlerinage sur les lieux historiques du Nord, Ennery, Marmelade, Dondon avec des étudiants de l’ENS et des élèves du lycée Jacques Roumain de Gros-Morne. Nous fûmes étonnés de retrouver des vestiges encore significatifs des habitations où vécu Toussaint Louverture et sa famille, et aussi des traces orales encore assez fortes, ce qui signifie qu’une transmission de la mémoire des personnages et des lieux s’était faite de génération en génération.
Sur le chemin du retour, nous avions voulu retrouver l’habitation sur laquelle Toussaint Louverture fut piégé et arrêté par le général Brunet. Madiou et Ardouin parlent de l’habitation Georges, les habitants de la zone la nomment Ka George. Ils nous conduisirent donc sur les lieux à l’entrée des Gonaïves près du pont de la Quinte. A notre grande surprise, nous découvrîmes, abandonné sous des lianes et herbes sauvages, un monument en marbre érigé par le président Sténio Vincent, le 7 juin 1938, en hommage à Toussaint Louverture. Une plaque en bronze porte l’inscription « En mémoire du héros Toussaint Louverture, arrêté sur cette habitation le 7 juin 1802 ». A part les habitants de la zone, personne n’en connaissait l’existence. Or, voilà qu’il y a à peine quelques semaines, le secrétaire actuel de la Société d’histoire a voulu refaire le périple. Il ne reste rien sur les propriétés, me dit-il non sans tristesse. Rien du tout. En dix ans, toute trace de cette noble histoire avait disparu. De même, à Saint-Marc, sur la grand-rue, existait encore il n’y a pas très longtemps, une belle maison en bois où en 1838, le président Boyer avait accueilli le député de la Martinique Victor Schoelcher en visite en Haïti. On connaît le rôle joué par Schoelcher dans l’abolition de l’esclavage dans les Antilles françaises. Une plaque en bronze figurait sur le fronton de cette maison rappelant cette illustre rencontre. Un incendie détruisit la maison il y a quelque temps et la plaque disparut à tout jamais.
Et je pourrais citer tant d’autres exemples, au Cap-Haïtien, à Fort-Liberté, à Jacmel, à Jérémie, où les lieux de mémoire disparaissent au gré de nos aléas quotidiens. Se perdent ainsi des traces importantes de notre riche patrimoine historique, culturel et naturel. C’est vrai que nous avons le devoir de le protéger des catastrophes, mais il reste et demeure encore plus important de le protéger de nous-mêmes. Même lorsque certaines mesures sont prises par les pouvoirs publics et demandent une sérieuse prise en compte et une éducation à la citoyenneté, l’intendance ne suit pas nécessairement. Par exemple, par arrêté présidentiel du 25 août 1995, cela fait bientôt vingt ans, trente-trois monuments historiques ont été classés « patrimoine national », la liste ayant été publiée au journal Le Moniteur. Il est important de les citer tous.
Natuturellement, la Citadelle Henry, le Palais de Sans-souci et ses dépendances, et le site fortifié des Ramiers, à Milot; cinq forts du Cap-Haïtien (Magny, Picolet, aux Dames, Saint-Joseph et Belly), et toujours au Cap-Haïtien, les vestiges coloniaux de Labadie, la résidence d'Anténor Firmin, et le Pénitencier ; à Marchand-Dessalines, les cinq forts (Doko, Décidé, Fin-du-monde, Madame et Culbuté), les cinq forts de Fort-Liberté (Labarque, Batterie de l’Anse, Saint Charles, Saint Frédéric, Saint Joseph) ; les cinq forts du Môle Saint-Nicolas (Georges, Ralliement, Batterie de Vallières, Batterie de Grâce, Edifices militaires du Vieux Quartier) ; à Petite-Rivière, de l’Artibonite, le Palais de la Belle-Rivière dit Palais aux 365 portes, et le fort de la Crête-à-Pierrot; les forts Jacques et Alexandre à Fermathe ; les forts des Oliviers et Saint-Louis à Saint-Louis du Sud, et enfin la Citadelle des Platons dans les hauteurs de Ducis, près des Cayes.
Une richesse incroyable qui se détériore d’année en année par négligence et usure, et que les catastrophes n’épargnent pas non plus. Et je n’ai cité que le patrimoine bâti. Il en est sans doute de même pour les archives, les bibliothèques, ce qui nous reste de musées, et tout le patrimoine matériel et immatériel qu’il faut encore inventorier. Et ce en dépit des efforts réalisés depuis pour une meilleure préservation dans de meilleures conditions. Il est donc plus que temps de réagir et d’agir. Les dernières catastrophes qui ont frappé le pays, particulièrement le tremblement de terre du 12 janvier 2010, ont mis encore plus à nu la vulnérabilité de notre patrimoine, donc de notre société dans ce qu’elle porte de plus symboliquement fort.
Une richesse incroyable qui se détériore d’année en année par négligence et usure, et que les catastrophes n’épargnent pas non plus. Et je n’ai cité que le patrimoine bâti. Il en est sans doute de même pour les archives, les bibliothèques, ce qui nous reste de musées, et tout le patrimoine matériel et immatériel qu’il faut encore inventorier. Et ce en dépit des efforts réalisés depuis pour une meilleure préservation dans de meilleures conditions. Il est donc plus que temps de réagir et d’agir. Les dernières catastrophes qui ont frappé le pays, particulièrement le tremblement de terre du 12 janvier 2010, ont mis encore plus à nu la vulnérabilité de notre patrimoine, donc de notre société dans ce qu’elle porte de plus symboliquement fort.
Cet atelier vient donc à point nommé. Mais en fait, il s’agit de relancer une initiative prise tout de suite après le tremblement de terre par le Comité international du Bouclier Bleu dans le but de créer un Comité national du Bouclier Bleu. Le Bouclier Bleu est issu de la Convention de 1954 de la Haye, traité international édictant les règles de protection du patrimoine culturel mondial dès lors qu’il est menacé par les conflits armés, les catastrophes naturelles ou anthropiques, celles causées par l’homme. Le réseau Bouclier Bleu se compose d’organismes traitant des musées, des bibliothèques et archives, des supports audiovisuels, des sites et monuments. J’ai retrouvé dans mes archives un communiqué du comité Bouclier Bleu Haïti en date du 14 janvier 2010, émis donc deux jours après le tremblement de terre. Je cite un paragraphe du communiqué :
A FOKAL, nous travaillons activement à sauver un patrimoine naturel, historique et culturel à Martissant (le parc de Martissant). Nous avons créé un atelier-école pour former des artisans de la restauration des maisons gingerbread. Un groupe de 10 jeunes issus de quatre écoles professionnelles de Port-au-Prince travaillent depuis près de trois ans à la restauration d’une maison gingerbread en collaboration avec l’ISPAN, l’Institut du patrimoine wallon de Belgique, et le World Monuments Fund de New York. Nous travaillons également avec la Fondation Carasso au sauvetage et à la renaissance du Centre d’Art fortement éprouvé par le séisme du 12 janvier.
C’est dire l’intérêt que nous portons à la question. C’est aussi la raison pour laquelle nous avions accueilli avec enthousiasme le projet du Smithsonian Institution de sauvetage des biens culturels après le séisme, et y avons collaboré à plus d’un titre. Il est certain que nous avons besoin de l’appui de nos partenaires internationaux, mais c’est d’abord à nous d’agir. C’est avant tout notre responsabilité pourvu qu’on y croit. Rassemblons nos forces, nos intelligences et nos énergies pour faire vivre ce patrimoine si riche qui est nôtre, pour le faire connaître aux enfants, aux jeunes, pour le prémunir des dégâts de tous ordres qui le menacent. Faisons l’inventaire de nos biens culturels, dressons ensemble « la liste rouge des biens en péril », apprenons à protéger les lieux qui les gardent. Plus qu’un voeu, c’est un devoir. Je souhaite à tous ceux et celles ici présents à cet atelier d’y participer pleinement. Merci.
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