jeudi 13 février 2014

Le dilemme dominicain

Le Nouvelliste | Publié le 12 février 2014

Plus d’un siècle de négligence d’État a abouti à un drame humain qui menace l’existence de plus de 200,000 Dominicains d’ascendance haïtienne. Les gouvernements haïtien et dominicain ne se sont jamais préoccupés des droits des migrants ni en situation de travail en République dominicaine ni à leur retour en Haïti. Pire, certains groupes d'industriels dominicains qui ont profité de cette main-d’œuvre à bon marché et des ultranationalistes se sont radicalisés. Quand ils n’en ont eu plus besoin, ils ont érigé en doctrine politique l’exclusion des descendants des migrants qu'ils jugent encombrants, politiquement, voire ethniquement. C’est ce qui a conduit à la sentence 168-13 qu’Haïti et la communauté internationale ont pour devoir moral de continuer à refuser, sans détour, pour éviter le drame humanitaire et sécuritaire d'une apatridie massive sans précédent dans les Amériques. Il importe de souligner au passage que les descendants de la même génération de coupeurs de canne partis à Cuba au début du vingtième siècle, sont devenus des citoyens cubains jouissant pleinement de leurs droits civils et politiques.

Le devoir d’assister nos compatriotes

Mais au-delà de l’inacceptable, il est venu aussi le moment de nous demander comment nous en sommes arrivés là ? Haïti a pendant plus d’un siècle ignoré et traité en parent pauvre sa diaspora en République dominicaine. Rien dans les postes frontaliers, jusqu’à tout récemment, comme espace de réception. Partout les travailleurs haïtiens sont vulnérables et ceux qui reviennent en Haïti sont exclus, faute d’un dispositif d’accueil. Ils sont donc abandonnés à leur sort avec comme seule option de repartir. Alors, demandez aux organismes de droits humains comment le pays reçoit ses migrants à leur retour depuis des décennies.

Aujourd’hui, la République dominicaine met en place un plan de régularisation des étrangers vivant en situation irrégulière sur une période de 18 mois. Ceci risque d’avoir un impact sur la vie de près de 500 000 haïtiens. Plus que jamais, nous nous devons de garder ouverts les canaux de discussions avec la République dominicaine pour nous assurer que cela se passe dans les meilleures conditions. C’est là tout le dilemme entre la « colère juste » face à l’inacceptable et le devoir d’assister nos migrants sur place et nos compatriotes qui pour de multiples raisons partent en République dominicaine. En effet, demandez aux voyageurs du grand nord d’Haïti pourquoi ils continuent dans l’immense majorité d’utiliser l’aéroport international de Cibao, ou les hôpitaux de Santiago. Demandez aux citoyens d’Anse-à-Pitre pourquoi ils continuent d’emprunter les routes dominicaines pour se rendre à Port-au-Prince. Demandez à ces parents frontaliers pourquoi leurs enfants fréquentent tous les matins les écoles primaires dominicaines de Elias Pina, de Limon, Jimani ou de Dajabon ? Demandez à ces milliers de jeunes frontaliers pourquoi ils continuent de faire leurs valises cette année encore pour aller travailler dans la construction ou le tourisme ?

La nécessaire reconnaissance de l’apport de la diaspora

En revanche, les discours condescendants de certains officiels dominicains sur leur solidarité avec le peuple haïtien doivent être mis en contexte. Certes, l’aide dominicaine au moment du séisme du 12 janvier restera un témoignage de solidarité, tout comme en 1930, Haïti a aussi aidé à surmonter les graves dégâts causés par le cyclone San Zénon, tel que rapporté dans les journaux d’époque. Mais, en aucun cas on ne saurait considérer comme de la charité l’accès aux soins et à l’éducation des travailleurs migrants ou de leurs descendants. En effet, il est important que ces travailleurs migrants aient le même traitement que les nationaux, d’où l’intérêt de la régularisation de leurs conditions de séjour, faute de quoi, ils pourraient se voir refuser l’accès à certains services sociaux de base. Ils ont aidé à construire de leurs sueurs le métro de Santo-Domingo, les complexes touristiques de Punta Cana et cultivent la plupart des produits agricoles exportés un peu partout à travers le monde par la République dominicaine, incluant Haïti. Ils contribuent, aujourd’hui, pour pas moins de 5% du PIB dominicain. Aussi longtemps que demeurera le déséquilibre économique entre les deux pays, cette mobilité de la main-d'œuvre haïtienne se poursuivra.

L’urgent devoir de maison

Quant à la frontière terrestre longue de 391 kilomètres, Haïti a abdiqué, tant sur le plan commercial que sécuritaire. Elle a elle-même démobilisé ses forces armées qui tant bien que mal gardaient les postes frontaliers face à l’armée dominicaine. L'idée de reconstitution des forces armées d'Haïti est décriée à cor et à cri alors que, paradoxalement, l'on dénonce, impuissant, les abus de soldats dominicains à la frontière dont on réclame la cessation. Haïti a désinvesti également au niveau de la production agricole frontalière acculant ainsi une population déjà vulnérable à vivre Presque exclusivement du commerce d’importation de produits dominicains.

Par-delà la colère et l’indignation, la fierté nationale reviendra pleinement quand on aura offert, au moins, les mêmes opportunités sociales et économiques à nos compatriotes en Haïti. La fierté nationale passe par un devoir de développement. Je le dis clairement et j’assume. C’est à ce prix que nos relations avec la République dominicaine se stabiliseront durablement afin de profiter pleinement des opportunités communes au niveau économique. L’ile entière peut et doit devenir un espace socio-économique de progrès et d’inclusion pour les deux peuples qui la partagent.

Pourvu aussi que cette juste colère face à l’inacceptable, nous rappelle une fois pour toute l’existence de cette diaspora haïtienne en République dominicaine, ailleurs dans les Caraïbes et récemment en Amérique du sud dont nous ne nous souvenons qu’entre deux grands titres de journaux.

Nesmy Manigat - Ouanaminthe

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