mercredi 6 avril 2016

Réveil des consciences pour stopper notre « dé-haïtianisation » galopante!

Le peuple haïtien, comme d'autres, a vécu les horreurs de l'esclavage. Il est, comme d'autres, victime du syndrome de ce que Frantz Fanon a appelé "le complexe du colonisé" (Peau noire, masques blancs, éditions le Seuil 1952) dont le principal symptôme est le rejet de soi. À force d'humiliations, de dénigrements, de souffrances et de stigmatisations, le colonisé finit par intérioriser le point de vue de son bourreau dont l'objectif principal est précisément de le déshumaniser afin de mieux l'exploiter. Dès lors, il semble que la restauration de son humanité confisquée passe par une négation de soi et la poursuite désespérée d'une identité autre, obéissant aux valeurs érigées par le colon.

Ainsi, l'ancien colonisé vit sa couleur de peau, en l'occurrence ici, "noire”, comme une malédiction, alors que celle du colon "blanc" serait bénie. Il en découle toute une hiérarchisation esthétique et sociale liée à la teinte de la peau: "Ala Kote moun yo gen bèl koulè!”, traduction dans le contexte haïtien, "les gens dans cette région sont clairs de peau". Ses canons de beauté deviennent ceux de l'autre et ne le reflètent en rien. De même, son langage ne serait pas tout à fait humain, celui du colon l'est bien davantage, on est donc un "ti moun malelve", pour avoir parlé créole en société.

Son autodétestation est persistante, elle verse dans l'autoflagellation. Ses croyances et pratiques religieuses sont, certes, diaboliques, dédiées au mal, celles du dominant sont, bien sûr, divines, au service du bien. Rien d'étonnant, bien qu'absurde, que le discours qui tente d'expliquer le séisme de 2010 comme un sort de Dieu, trouve preneur en Haiti même. Le vrai Dieu, celui-là même que le colon nous a laissé en héritage aurait décidé de punir le peuple haïtien pour avoir continué à "servir" les faux dieux des esclaves.

Quant à son patrimoine culturel, il est relégué au premier rang du cortège de ce "soi monstrueux" dont il faut absolument se débarrasser. Il est délaissé, voire décrié, au profit des référents culturels du colon. On est loin de l'égalité des cultures revendiquée et soutenue par Anténor Firmin dans son ouvrage "De l'égalité des races humaines”, Paris, Librairie Cotillon, 1885. En effet, un Konpa reste et demeure irrémédiablement, du fait même de ses origines socio-historiques, une sous-culture en comparaison à une valse.

Nul besoin de s'appeler "Freud" pour diagnostiquer, chez le peuple haïtien, un traumatisme psychologique aigu et persistant qui se manifeste par une aliénation chronique et pathologique de soi, un rejet de soi, dont les effets directs et secondaires constituent un véritable frein au développement. En effet, comment un peuple peut-il se construire un avenir quand il ne s'estime pas? Comment peut-il s'épanouir, quand il méprise et rejette quasiment tout ce qu'il représente? Les sagesses de toutes tendances et époques mettent bien en lumière l'importance du "soi" dans le vivre-ensemble et le progrès, tant sur le plan individuel que collectif: “Aide-toi et le ciel t'aidera", " Charité bien ordonnée commence par soi-même" ou encore "Respekte tèt ou pou yo ka respekte w".

En effet, si l'on observe la marche du monde, le développement socio-économique des peuples passe systématiquement par une valorisation, voire une survalorisation de soi, en tant que peuple. L'enfant juif qui arrive au monde avec ce préalable qu'il appartient au "peuple élu”, a, dès le départ, une longueur d'avance sur l'enfant haïtien qui reçoit, de son environnement, l'héritage sociologique et psychologique inverse. Il n'est pas surprenant que le parcours de ce dernier, de même que sa vie se traduisent par une fuite en avant, le désir à la fois conscient et inconscient de se défaire de son "haïtianité". Quitter le pays devient une fin en soi. Une fois à l'étranger, il se fera discret, il est en catimini, son identité est un fardeau, il n'assume pas sa culture, préfère se réfugier dans celle des autres, il tente d'avancer masqué, il ne veut pas faire de vague, il a peur d'être stigmatisé de nouveau. Sa progéniture ne parlera plus créole, elle sera tenue à l'écart d'Haïti; il paraît plus convenable de la "dé-haitianiser" pour la sauver, en quelque sorte, de cette tare que représente son pays d'origine.

Le leitmotiv "Haïti chérie", si présent dans le langage populaire par le passé, semble ne plus vouloir rien dire et fait de plus en plus place à "Haïti finie". Cela se passe comme si, plus on s'éloignait des grandes épopées de l'indépendance, plus les traits d'une Haïti florissante pâlissent et plus l'attachement au terroir s'estompe. Les sentiments de fierté sont loin derrière nous, l'engagement citoyen ne pousse plus sur le sol d'Haïti.

Tout compte fait, l’État haïtien est coupable d'irresponsabilité!
L'un des rôles prioritaires de l'État haïtien devrait être de s'attacher à rectifier le tir du colonialisme, à panser les plaies de l'esclavage et à réparer les dégâts psycho-sociaux de ce système criminel. Bref, à déconstruire ce passé déshumanisant pour reconstruire la nouvelle société haïtienne. Cela implique la mise en place d'un système éducatif approprié, qui s'attache à valoriser l'Haïtien, qui assume ses traits culturels, favorise, chez lui, la réappropriation de son histoire et de son identité, en même temps qu'il lui délivre un savoir et un savoir-faire académiques.

L'État devrait être ce bâtisseur de modèles socioculturels qui nous ressemblent et sont en adéquation avec ce que nous représentons. Mais au lieu de cela, l'État haïtien s'est rendu coupable de non-assistance à son peuple, le livrant à son sort, laissant son éducation, sans aucune supervision, ni surveillance, aux mains des institutions congréganistes issues directement de l'ancien régime et qui, en même temps qu'ils assuraient leur mission de transmission de savoirs académiques, n'ont pas manqué d'enfoncer le couteau dans la plaie, en perpétrant et en validant, au sein de notre système éducatif même, les préjugés du colonialisme: préférence affichée pour les enfants mulâtres de la salle de classe, interdiction du créole dans la cour de récréation, etc.

De même, il déléguera l'éducation spirituelle des enfants de la nation aux religieux de l'ancien système, ceux-là mêmes qui avaient planté la croix en débarquant sur l'île et avaient plaidé en faveur de la traite négrière pour remplacer la main-d’œuvre amérindienne défaillante. Certes, ils ne se gêneront pas pour leur inculquer de façon plus ou moins insidieuse que Dieu est blanc et le diable noir. La représentation, hautement symbolique, dans nos églises chrétiennes, d'un saint Michel "bien blanc" entrain de piétiner et d'enfourcher un démon qui lui est "bien noir" dans un pays de Noirs est outrageusement choquante mais ne choque personne; même pas l'État haïtien, démissionnaire de son rôle de correcteur et de rectificateur des préjugés endémiques et autodestructeurs, qui caractérisent notre société.

L'État haïtien, avec la complicité d'une élite que l'échelle des valeurs colonialistes semblait arranger, n'a jamais cherché à réfléchir, voire à investir dans un système éducatif qui briserait les chaînes du passé, afin de bâtir une société haïtienne digne et cohérente avec elle-même. L'État ne s'est jamais véritablement posé les questions essentielles à tout développement: “Quelle éducation? Pour quel citoyen? Pour quel avenir ?". Haïti a une population jeune, mais au lieu d'en faire un atout, la jeunesse haïtienne reste, à ce jour encore, une quantité négligeable, livrée à elle-même. Naïvement, les gens "bien pensant" s'étonnent qu'elle brûle et qu'elle casse de temps en temps pour rappeler qu'elle existe, un peu comme un cri de désespoir, un "au secours" qui reste, malheureusement, sans réponse.

J'accuse, patriotiquement, l'État haïtien de dénigrement culturel, je l'accuse de non-assistance à peuple en détresse. Nos héros de l'indépendance nous ont libéré de l'esclavage physique, l'État haïtien s'est rendu complice de notre maintien dans l'esclavage mental. Au lieu de poursuivre le mouvement de libération initié par nos ancêtres, l'État, dans sa passivité légendaire, a pris le pas inverse. Un État dont la discontinuité ne date pas d'hier, affichant, malheureusement, comme seule constante, son désengagement, sans doute dû à l'absence d'un projet cohérent.

J'accuse l'État haïtien de nous dépouiller de tous nos rêves de peuple, de ternir, année après année, notre fierté de première République noire libre, j'accuse l'État haïtien de crucifier, sur la croix des intérêts égoïstes, le sens du bien commun, de mettre en gage chez les courtiers du monde entier, l'avenir de notre pays, d'hypothéquer nos patrimoines, de laisser notre jeunesse sans l'ombre d'un futur.

Je plaide pour un État responsable qui, fort de son engagement, sache faire valoir auprès des acteurs nationaux et internationaux les intérêts majeurs du pays. Un État qui pense et met en place une politique du changement. À savoir:

1- la réforme adaptée et programmée de notre système éducatif afin de favoriser l'émergence de citoyens formés, décomplexés et capables de tirer la société haïtienne vers le haut;

2- le déploiement d'une politique culturelle épanouissante, intégrée dans le système scolaire et qui s'attache à réconcilier la jeunesse avec sa culture et la valorise à travers elle;

3- la mise en place d'une politique de production nationale qui passe par la relance de notre agriculture, le développement d'une véritable industrie agroalimentaire et un meilleur contrôle de nos échanges commerciaux afin que notre consommation ne soit plus, comme aujourd'hui, entièrement tournée vers l'extérieur.

Enfin, je plaide pour un État responsable, engagé dans le changement vers le progrès afin que nous cessions d'être les mendiants du monde, privés de tout rempart identitaire.

Par Cliford Jasmin

Publié dans le journal Le Nouvelliste le 01 avril 2016 à :

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