lundi 12 mai 2014

RELATIONS INTERGENERATIONNELLES : COMMENT LA JEUNESSE HAÏTIENNE FAIT-ELLE ENTENDRE SA SPÉCIFICITÉ ?



1/ DEFINITIONS GENERALES
  1. Qu’est-ce qu’un jeune ?
Le jeune est un individu qui a un âge compris entre 15 et 25 ans, classe d’âge coincée (arbitrairement) entre l’adolescence et le monde des adultes. Néanmoins, le jeune tient de ces 2 mondes. Du point de vue sociologique, la jeunesse est une période de transition entre l’enfance et l’âge adulte au cours de laquelle le jeune se construit comme sujet autonome, une période charnière où on sort de l’enfance, où on commence à faire des choix, où on prend des décisions. On quitte un âge où quelqu’un s’occupait de vous pour entrer dans l’âge des responsabilités (l’âge adulte). Traditionnellement, les sociologues considèrent que la décohabitation de chez les parents, l’accès à un emploi, la mise en couple stable marquent la sortie de la jeunesse.

L’âge des jeunes varie selon les pays, les instances internationales ou gouvernementales : entre 15 et 30 ans en Haïti, entre 15 et 25 ans pour l’ONU, entre 15 et 24 ans pour l’Assemblée mondiale des Jeunes, entre 15 et 29 ans pour le Commonwealth, entre 0 et 21 ans pour l’autorité routière des Etats-Unis. Dans le cas de notre travail, nous nous intéressons aux jeunes de 15-24 ans, suivant le bureau du Fonds des Nations unies pour la Population (FNUAP) en Haïti. Mais, les frontières séparant traditionnellement les différents âges de la vie apparaissent de plus en plus fluctuantes.

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ENFANT


















ADOLESCENT






















JEUNE


Source FNUAP Haïti 2013
2.      Qu'est-ce qu'être un "jeune" aujourd'hui ?
La période entre l'enfance et l'âge adulte s'est allongée. On sort de l'enfance de plus en plus tôt. Par le regard valorisant que portent sur eux les parents, l'école, le marketing, les enfants sont considérés comme autonomes de façon beaucoup plus précoce. Mais devenir adulte est plus complexe qu'avant. Dans les sociétés traditionnelles, l'entrée dans l'âge adulte était un processus extrêmement bref. Aujourd'hui, cela dure près de 15 ans. Et les rites de passages, comme le service militaire, ont disparu.

3.      Qu’est-ce qu’être un "jeune" en Haïti ?
Selon une estimation du Fonds des Nations Unies pour la Population en Haïti, les jeunes (15-24 ans) sont au nombre de 2, 288,044 individus, en juin 2013, soit 20.46% de la population. Avec les enfants et adolescents, ils constituent le groupe le plus important de la société soit 55.09%.

Evolution de la population des jeunes haïtiens au fil des ans                                         Source FNUAP Haiti 2013
AGE                      1950      1960      1970      1980      1990      1995      2000     2005     2010      2013      2015 2050
15-24 ans           18.6       18.9       18.2       19.7       18.4       18.8       20.8       21.7       20.9       20.5       20.1       15.1

La baisse de la Natalité, initiée vers 1980, a entrainé une nette diminution du poids des enfants de moins de 15 ans (35 % en 2013 contre 45% en 1990). Par contre, la part relative des Jeunes de 15 à 24 ans a augmenté (20.5 % en 2013  contre 18.4 % en 1990) ainsi que celle des adultes de 15 à 64 ans (60.9 % en 2013 contre 52.9 % en 1990). Le poids des personnes âgées de « 65 ans et plus » aux deux derniers recensements demeure stable : 5%.

L’âge médian de la population a reculé. Il était de 21 ans au Recensement de 2003 contre 18 ans à celui de 1982. En 2013, l’âge médian de la population varie légèrement suivant le sexe (20 ans chez les hommes contre 21 ans chez les femmes). 50% des résidents de la zone métropolitaine ont moins de 22 ans contre 18% dans le département du Centre.

Notions à consulter : génération, jeunesse «  perdue », génération « sacrifiée », natifs du numérique,

A lire pour aller plus loin
• Gabriel Bidegain et Jacques Hendry Rousseau, Dynamique de la population : nécessité d’investir dans la jeunesse haïtienne pou casser le cycle inter générationnel de la pauvreté, 11 Juillet 2013
• Gabriel Bidegain, Haïti : les grandes mutations de la société Haïtienne, CIAT Aout 2013
• UNFPA Haïti, La jeunesse en chiffres, [PDF]


2/ HISTORIQUE ET ENJEUX

a-Histoire et représentations du concept de "jeune"
Les conceptions de l'antiquité classique distinguent plusieurs âges de la vie dont la jeunesse symbolise souvent l'innocence. Le jeune homme chez les Grecs est l'éphèbe, les jeunes femmes doivent passer le rite d'initiation de l'ourse dans le sanctuaire d'Artémis. Les Romains ont des termes plus précis : infans désigne l'enfant en bas âge qui ne parle pas, puer ou puella désigne le petit garçon ou la petite fille de 7 à 17 ans et liberi correspond aux jeunes par rapport aux parents.
La perception de la jeunesse comme âge distinct à la fois des adultes et des enfants n'existe pas au Moyen Âge, mais existe comme statut social : le terme latin juvenis (joven en langue vernaculaire) correspond au jeune non marié. L'individu passe directement de l'enfance à l'âge adulte.

A 19 ans, 28 % des jeunes filles, soit environ 3 filles sur 10, ont déjà eu au moins un enfant.
A moins de 20 ans, près de 3 adolescentes sur 10, soit 28 %, ont déjà eu au moins un enfant ou sont enceintes
Nombre idéal d’enfants: 15-19 ans : 2,5     et  à 20-24 ans: 2,6
• 51,1% des jeunes de 20- 24 ans ont eu leur premier rapport sexuel avant 18 ans
• 43,3 % des jeunes de 20-24 ans ont eu des rapports sexuels au cours des 4 dernières semaines avant l’enquête [de la FNUAP en 2013] et, 17,5 % des adolescentes de 15 à 19 ans
• Age médian à la première naissance des femmes: 22,3 ans                                                              Source FNUAP Haïti 2013

b- Le passage du "jeune" à "l'adulte"
Toutes les sociétés divisent la vie en plusieurs âges. Dans les sociétés occidentales, cette division se résume en général à trois séquences : la jeunesse, la vie adulte et la vieillesse, auxquelles correspondent trois situations sociales spécifiques : l'école, le travail et la retraite. Cette organisation est centrée pour l'essentiel sur l'âge productif, la jeunesse étant pensée comme une préparation à la vie active.
Pour passer de la jeunesse à l’âge adulte, on franchit des seuils - l'entrée dans la vie professionnelle, la vie conjugale, la naissance du premier enfant - au gré de son parcours individuel. Ce n'est plus un changement net d'identité, confirmé par la collectivité ou par l'institution. C'est davantage un processus de "maturescence" qu'un âge adulte uniforme. Il y a même une réticence à se considérer comme définitivement adulte, comme quelqu'un de complètement abouti. Car rien n'est jamais acquis : avec l'augmentation des divorces, le chômage, tous les attributs de l'âge adulte (le mariage, l'emploi, l'autonomie matérielle à l'égard des parents) sont réversibles. Ce qui donne parfois l'impression de régresser. Jadis, les transitions étaient courtes et les états longs. Aujourd'hui, c'est l'inverse. Comme l'explique Cécile VAN DE VELDE, la jeunesse n'est ainsi plus un état, mais un devenir, et l'âge adulte une perspective plutôt qu'un achèvement.

c- Les âges en crise !
Les enfants aspirent à être déjà des adolescents, et les plus vieux rêvent de redevenir jeunes. En somme, tout le monde veut être jeune sauf les jeunes ! Car cette période de transition n'est pas si facile à vivre que cela. Surtout pour cette partie de la jeunesse qu'on appelle aujourd'hui les "ni-ni", qui ne sont ni en études, ni en formation, ni en emploi. Ils ne s'inscrivent dans aucun circuit institutionnel, ce que les rend très difficile à atteindre pour les politiques publiques. Ils sont invisibles, délaissés, et n'ont souvent pas une situation familiale optimale. Cette jeunesse-là est réellement en crise, et à l'échelle d’Haïti, c'est une bombe à retardement. Finalement, personne n'est vraiment bien dans son âge. On est en crise de transition permanente !
A lire pour aller plus loin
Pierre-Henri Tavoillot, maître de conférences en philosophie à l'université Paris-Sorbonne, est l'auteur, avec Eric Deschavanne, de "Philosophie des âges de la vie" (Grasset). Interview. [PDF]
• SEJSSC, Diagnostic socio-économique de la jeunesse haïtienne, les Editions Jeunesse, Port-au-Prince 1997

3/ les jeunes et leurs DIFFERENCES

a- Caractéristiques des jeunes
Nous retiendrons 4 grandes caractéristiques des jeunes : voués à l’écran, mieux formés, précarité, assistanat familial. D’une manière générale, au risque de tomber dans le cliché, les jeunes marquent leurs spécificités à travers des gouts prononcés pour certaines expériences et tendances:

La musique : rap créole, rabòday, RnB, Hip Hop, gangsta rap, pop music, zouk, dance, techno, compas nouvelle génération
La danse : rap, rabòday, danse à connotation sexuelle, dance hall
Les loisirs : ti sourit, discothèque, bandes à pied et raras, festivals populaires de musique compas, projection cinématographique, feuilletons télé d’amour, pool party,
L’habillement : pantalon sou bouda, t-shirts démesurés, vêtements déjantés, baskets de prix, képis à l’envers sur la tête, tresses ou dreadlocks (garçons) ; pantalon san fouk, corps dénudés, vêtements serrés ou moulants, coiffures décoiffantes, dreadlocks (filles)
Le langage : jargon distinctif mâtiné d’anglicismes
Des codes de conduite : salutations, démarche particulière, formation de "bases" dans les quartiers, forte activité sexuelle, grande consommation de télé
Traits de caractères : impulsivité, émotivité, naïveté, esprit rebelle, vulnérabilité, réactivité, agressivité sans violence, insouciance
L’usage des NTIC : mordus du sms, adeptes des  réseaux sociaux et de Youtube, rapport privilégié à l’écran

Les caractéristiques sociodémographiques des jeunes en Haïti                                  Source FNUAP Haiti 2013
Les taux d’analphabétisme :
- chez les Jeunes de 15 à 24 ans: 82,4%; 85,2%(M) et 81,1% (F) en 2005/2006; mais 96.6% (F) et 97% (H) en 2012.
- chez les Adolescents de 15-19 ans en 2012 : 97,4% (F) et 97,9% (H) en 2012
- à 25 ans 11,1% (F) et 12,2 % (M) ont atteint le niveau Supérieur. Plus de trois fois la population totale (3.4)
Leur vulnérabilité face aux IST :
Prévalence déclarée des infections sexuellement transmissibles (IST et symptômes déclarés d’IST: 15-24 ans: 13,1%
Taux de prévalence du VIH-SIDA chez les Adolescente et Jeunes de:15-19 ans: 0,5%; 20 a 24 ans : 2,1%

b- Attentes et attitudes des jeunes

Rapport à l’avenir
Pessimisme. Les jeunes sont angoissés pour leur avenir en Haïti. Ils ne pensent qu’à partir étudier, travailler, vivre à l’étranger. Ils sont fascinés par la diaspora.

Rapport aux institutions
Une forte défiance par rapport aux institutions politiques, aux média et aux entreprises et à l’opposé une grande confiance dans la science et les associations : associations comme « concrétiseurs d’action », ce qui ne veut pas dire qu’ils y adhérent nécessairement.

Régimes d’engagement
Un nouveau régime d’engagement des jeunes peut être dégagé qui est - ponctuel, limité dans le temps ; mobile quant à son objet ; non affilié idéologiquement ; visible dans ses résultats. C’est un engagement que l’on a pu dire « post it ». Son principe fondamental, c’est « être utile ». A travers lui s’esquisse un régime de citoyenneté d’un type nouveau qui renvoie à la fois à la fois à des formes d’engagement politiques différentes et à des logiques d’utilité sociale plus que d’intérêt général.

Politisation des jeunes et radicalisation
Les jeunes apparaissent comme faiblement politisés en général, en tous les cas dans les formes classiques : vote, adhésion à un parti etc. Quand ils votent c’est de façon intermittente, en fonction des enjeux et pas par principe. Leur politisation prend surtout des formes protestataires.
Cependant quelques évolutions significatives apparaissent depuis 1987 : les jeunes ne se situent pas politiquement, considèrent que la politique est très importante, se plaignent d’être pas représentés dans les partis mais ne se disent très intéressés.

c- Les valeurs et leurs inscriptions sociales

Valeurs sociale et valeurs morales
Les valeurs sociales s’organisent autour du triptyque amitié, travail et famille. Si les valeurs travail et familles sont partagées avec les plus âgées, elles ne revêtent pas nécessairement le même sens. Quant à la valeur « amitié » elle distingue fortement les jeunes des autres classes d’âges.
Les valeurs morales tournent autour du respect, de la solidarité et de la liberté. La tolérance, le respect de chaque individu dans ses différences apparaissent comme un des principes prioritaires pour notre société ».

A lire pour aller plus loin
Conférence de Jean-Claude Richez, coordonnateur de la mission observation / évaluation de l’INJEP en décembre 2012. [PDF]

4/ Relations intergÉnÉrationnelles

a. Malentendus  générationnels (fracture générationnelle)
En Haïti, selon les propos de jeunes tenus lors d’un séminaire de réflexion sur la jeunesse en mai 2009, les relations entre l’enfant (de 0 à 12 ans) et eux sont marqués soit par des abus (le jeune est volontiers dominateur, contraint l’enfant à agir selon sa volonté, le pousse hors de sa sphère d’activité) soit par de l’indifférence (le jeune s’indigne fort peu du sort de l’enfant, s’implique rarement dans ses activités ou prend le temps de jouer avec lui).

Les relations entre un jeune et un adulte (à partir de 25 ans) sont empreints de crispations, de malentendus et de conflits. A l’égard des jeunes, les adultes ont une image négative des nouvelles générations, considérées par ailleurs «sans cervelle» et bien peu « tolérantes ». Les jeunes sont ainsi jugés égoïstes, paresseux et intolérants. Les adultes les considèrent comme une génération sacrifiée, ou pire perdue. Or ces derniers se disent incompris, exclus et manipulés par les adultes.

Les rapports entre jeunes et les vieux (65 ans et plus) sont surtout caractérisés par l’indifférence frisant même le mépris. Les vieux sont ignorés des jeunes, voire même victimes de leurs moqueries gratuites. Néanmoins, en certaines occasions, une certaine complicité s’installe entre eux contre un « ennemi » commun : les parents, autrement dit les adultes.

D’une manière générale, les jeunes subissent de nombreuses discriminations et peinent à être reconnus comme des acteurs à part entière de la société. Les discours stigmatisants sur les jeunes qui seraient soit individualistes soit insuffisamment matures pour travailler soit centrés sur eux-mêmes sont responsables des crispations entre les différentes générations. Confrontés à de nombreux obstacles dans l’accès à l’emploi (et donc à la capacité de produire de la richesse), exclus des principaux lieux de concertation et de décision où se définissent les modalités de la vie démocratique et de création de la richesse.

b. Inégalités intergénérationnelles
Les jeunes, tout comme les autres classes d’âge, ne constituent pas une catégorie à part entière et uniforme. Si certaines caractéristiques sont communes à tous les jeunes, de nombreuses disparités, voire inégalités, sont observables à l’intérieur de cette classe d'âge, qu’elles soient sociales, territoriales, sexuelles, etc.

Les jeunes d’aujourd’hui se caractérisent ainsi par une « fragmentation sociale et culturelle » (Louis CHAUVEL) qui oblige à reconsidérer les inégalités, non plus seulement à travers le prisme des générations, mais en prenant en compte l’ensemble des mécanismes à l’œuvre dans la société.

Le phénomène du déclassement

Ce concept renvoie en effet à trois significations différentes en sociologie et dans le débat public.
1 - Lorsque l'on compare les générations entre elles, le déclassement se rapporte au fait qu'un individu connaît une situation moins bonne que celle de ses parents : il s'agit du déclassement intergénérationnel.
2 - Quand on s'intéresse à une seule génération au cours de son cycle de vie, le déclassement désigne la disparité de situations entre plusieurs individus de cette génération : il s'agit alors de déclassement intra générationnel.
3 - Le déclassement peut également se rapporter à la situation spécifique des jeunes diplômés. Il désigne alors le fait que des personnes qualifiées vont occuper un travail moins qualifié, faute de trouver un emploi en accord avec leur niveau de diplôme.
Par conséquent, bien plus qu’il n’exprime un creusement des inégalités entre les générations, le phénomène de déclassement manifeste à bien des égards l’émergence dans les pays développés d’un nouveau modèle basé sur une précarité généralisée.

« Le déclassement agit comme un poison sur le moral des individus. Il crée des situations de tension. Il influence la manière dont on se représente le fonctionnement de la société ». Camille PEUGNY

c. Un dialogue intergénérationnel est-il possible ?
Reconnaitre la contribution de chaque âge à la richesse collective, c’est poser les fondements d’un dialogue bienveillant et équilibré entre les générations. C’est reconnaitre qu’au-delà des seuls facteurs économiques, de nombreux autres paramètres jouent un rôle essentiel dans le bien-être d’une société, et dans la cohésion entre les générations. C’est enfin donner la direction à prendre aux futures politiques publiques en direction des jeunes.

Seules  la coopération et la confiance entre les différents âges de la vie, et entre les différentes classes sociales, pourrait permettre l’émergence d’un nouveau modèle de développement plus respectueux de chacun.

A lire pour aller plus loin
CNAJEP, Les jeunes au cœur de la richesse, Paris, Janvier 2012. [PDF]

• Compte-rendu du séminaire de réflexions avec des jeunes, FOKAL, mai 2009 [PDF]


Réalisé par Jean-Gérard Anis & Carine Schermann
FOKAL   Mars-Avril 2014


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